Saturday 24 April 1982

JACK SAY (version française)

L'article suivant est un aperçu de la carrière du multi-instrumentiste, compositeur, arrangeur et chef d'orchestre belge Jack Say (pseudonyme de Jacques Ysaye). Les principales sources d'information sont (1) une interview de Jacques Ysaye réalisée par Bas Tukker en février 2010 à Sint-Genesius-Rode ; (2) une autobiographie inédite de Jacques Ysaye datant de 2012, rendue disponible en 2023 par son gendre Richard Franckx. Les deux parties principales de l'article sont un aperçu général de la carrière (partie 2) et une section consacrée à la participation de Jack Say au Concours Eurovision de la Chanson (partie 3). 

Tous les textes ci-dessous : © Bas Tukker - traduction française par Richard Franckx / 2010 & 2023

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Contenu 
  1. Passeport 
  2. Biographie 
  3. Concours Eurovision de la chanson 
  4. Autres artistes sur Jack Say 
  5. Aperçu de la participation à l'Eurovision 
  6. Sources
PASSEPORT 

Né : 12 août 1922, Ixelles, Bruxelles (Belgique) 
Décédé : 4 juillet 2017, Uccle, Bruxelles (Belgique) 
Nationalité : belge 

BIOGRAPHIE 

Jacques Ysaye est né à Ixelles, à Bruxelles, deuxième fils d'Antoine Ysaye, lui-même fils du célèbre violoniste et compositeur belge Eugène Ysaye (1858-1931). Bien que Jacques soit venu au monde aux premières heures du 13 août 1922, cette date ne figure pas dans les registres officiels. « Comme ma mère était très superstitieuse », dit Jacques, « elle demanda à la sage-femme de me déclarer le 12, ce qu’elle fit volontiers. Était-ce un présage, toujours est-il que je fus doté de pas mal de chances, dans ma vie professionnelle en tout cas. » 

Pendant la Première Guerre mondiale, le père de Jacques, Antoine, avait combattu dans les tranchées en Flandre-Occidentale, ce qui l'avait empêché de recevoir une éducation. Pour compenser, son père Eugène lui confie la direction de la maison d'édition musicale de ce dernier, les Éditions Ysaye; plus tard, Antoine crée une agence d'organisation de concerts de musique, les Concerts Ysaye. Son père exige que Jacques prenne des cours de violon dès l'âge de cinq ans, mais son grand-père Eugène, violoniste de renommée mondiale, a des réserves. 

« Il était de tradition que tous les petits Ysaye apprennent cet instrument du diable… comme ‘Pépère’ », explique Jacques. « Celui-ci ne voyait d’ailleurs pas cela d’un bon œil car il m’a dit un jour : « Qu’est ce que tu voudrais faire, quand tu seras grand ? » « Conducteur de tram… ou constructeur de ponts (j’avais un « Meccano »). « Mais c’est tres bien, mon petit, ne te lances surtout pas dans la carrière musicale, car avec le nom que tu portes, ce sera extrêmement difficile ! » Cette remarque ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd et, quelques mois plus tard, j’abandonnais le violon. J’avais d’ailleurs un excellent prétexte. (…) Comme j’étais [un] bon élève, et que l’Athenée d’Uccle n’était pas loin, je passai l’examen d’entrée et ‘sautai’ donc une classe. Cela m’occasionna un surcroît de travail et mon père accepta donc que je quitte le violon (où je n’excellais pas, d’ailleurs) pour me consacrer à mes études. »

À l'adolescence, le principal passe-temps de Jacques est le football, bien que la musique revienne à un moment donné : pour divertir ses camarades, il improvise sur un harmonica qu'il s'est procuré à des moments inattendus. Entre-temps, en 1937, six ans après la mort de son grand-père, a lieu la première édition du Concours Ysaye, rebaptisé Concours Reine Élisabeth après la Seconde Guerre mondiale, l'un des plus prestigieux concours de musique classique au monde. Pour le jeune Jacques, ce premier concours a eu une conséquence inattendue, mais pas forcément désagréable. « Toutes les épreuves se passaient au Conservatoire de Bruxelles et nous y avions, mon frère Serge et moi, nos entrées en permanence. Le corollaire de cette manifestation pour les deux « ados » en questions, c’est que nous étions littéralement assaillis par les jeunes filles, violonistes elles-mêmes, qui se targuaient d’avoir un flirt avec un descendent de notre illustre grand père. »

Le grand-père de Jacques Ysaye, le violoniste de renommée mondiale Eugène Ysaye (1858-1931)

Comme son frère Serge, de deux ans son aîné, a déjà entamé des études de médecine coûteuses, Jacques n'a pas de place à l'université après avoir terminé ses études secondaires en 1939 ; son père n'en a tout simplement pas les moyens. Au lieu de cela, il se lance dans les examens d'entrée à l'École royale militaire, afin de réaliser son rêve d'enfant, à savoir devenir ingénieur par la petite porte. Mais après un été d'études, l'Allemagne envahit la Pologne et l'Angleterre déclare la guerre au régime hitlérien : la Seconde Guerre mondiale est déclarée. Le père Antoine, très marqué par son expérience de soldat dans les tranchées, interdit désormais à son fils de se présenter à l'examen d'entrée. Pour Jacques, qui n'a alors que 17 ans, le coup est rude.
 
« Me voilà donc inactif et, de plus, je tombe malade (d’avoir trop étudié sans doute) et le médecin m’interdit de voir un manuel scolaire pendant un an. Mais il me dit : « Vous qui êtes d’une famille de musiciens, pourquoi ne pas reprendre un instrument ? » Plus questions de se remettre au violon à mon âge, et je me rabats donc sur l’harmonica. J’intègre assez rapidement le groupe formé par Pierre Hermange : The Blowing Swingers (trois harmonicas chromatiques, une grande basse et une guitare acoustique). En même temps, mon père ayant un ami chef d’orchestre qui avait joué de la clarinette, me cède celle-ci et je m’inscris à l’Ecole de Musique, où mes progrès furent tels que je fis les trois années en neuf mois, le solfège que j’avais appris en étant gosse me revenant à la mémoire. Comme j’étais un peu « touche-à-tout » dans le domaine du jazz que je découvrais, j’achetai ma première guitare (une 4 cordes). »

Au printemps 1940, la Belgique est occupée par les Allemands. Bientôt, la vie ordinaire à Bruxelles reprend son cours, y compris pour le jeune Jacques. « Après un moment de stupeur, on découvre que les Allemands n’étaient pas si mauvais que ce qu’on nous l’avait dit (cela n’allait pas durer !) et étaient particulièrement friands de musique en général et de jazz en particulier. Pierre Hermange trouve un autre nom pour notre ensemble, qui devint : Les Cinq de l’Harmonica, qui se produisit dans les établissements qui s’ouvraient un peu partout dans le Bruxelles occupée : je me souviens d’un glacier, rue Neuve, qui nous avait placés « en vitrine », attirant une foule considérable dans son établissement. (…) De plus, nous avions fait des « tournées » où nous nous produisions en vedette américaine (fin de première partie d’un spectacle) notamment : Charles Trenet, Henry Garat, Raymond Devos, Maurice Teynac, Paul Meurisse, André Claveau… et même le Quintette du Hot Club de France, avec le merveilleux Django Reinhardt (à la guitare – BT) et le clarinettiste Hubert Rostaing, qui me montrèrent quelques ‘trucs’ sur leur instrument respectif. »

Bien que la progression de ses études à l'école de musique soit houleuse, Jacques espère une fin rapide de la guerre afin de pouvoir ensuite postuler à une formation universitaire. Pour combler cette lacune, il s'inscrit au Conservatoire royal de Bruxelles. Pendant deux ans (1940-1942), il y étudie la clarinette avec Pierre Delaye, tandis que Jean Strauwen lui enseigne les matières théoriques. Il paie ses frais de scolarité principalement avec l'argent qu'il gagne en se produisant avec Les Cinq de l'Harmonica, bien qu'à la même époque, il s'établisse également comme guitariste de bar et professeur de guitare. 

Série de deux timbres-poste belges émis en 1937 à l'occasion du premier Concours Ysaye, rebaptisé plus tard Concours Reine Elisabeth

« Surtout que jouer comme guitariste dans les bars était financièrement très intéressant en ces temps difficiles. Je donnais une partie de mes revenus à mon père. C'était très pratique pour lui, car il ne gagnait presque plus rien depuis que les concerts classiques qu'il organisait ne suscitaient plus guère d'intérêt. Entre-temps, on avait découvert au conservatoire que je travaillais à fond dans la musique de divertissement. Avec Les Cinq de l'Harmonica, nous étions régulièrement engagés pour trois mois dans des cafés et des restaurants - et même une fois à Lille, en France. Il était interdit aux élèves du conservatoire de travailler comme musiciens professionnels. J'ai donc été mis au pied du mur par le directeur, qui m'a donné un choix clair : soit continuer à travailler dans la musique de divertissement, soit rester étudiant au conservatoire. Comme je savais déjà que je ne voulais pas devenir clarinettiste classique, j'ai décidé d'arrêter mes études à ce moment-là. Heureusement, Jean Strauwen m'a proposé de continuer à prendre des cours privés d'harmonie avec lui, et c'était justement le sujet qui m'intéressait le plus ! »

« Je trouvais le temps d’écrire quelques arrangements (dont tous ceux des « Cinq ») et, comme j’admirais l’orchestre de Stan Brenders qui jouait à l’INR (Radio belge sous contrôle allemand), j’eus le culot de lui présenter, lors d’une de ses répétition au Studio 6, ma première composition pour big band : « Hésitation », que l’orchestre a lu séance tenante, sous les applaudissements des musiciens. Brenders me dit : « Si tu veux que tes compositions aient un certain succès, tu dois américaniser ton nom ». Et c’est lui qui trouva mon pseudonyme, sous lequel j’allais faire toute ma carrière : Jack Say (en enlevant la première et la dernière lettre de mon patronyme). J’avais vingt ans ! Quelques mois plus tard, il enregistrait cette composition avec, en soliste, Hubert Rostaing ! »

Jacques Ysaye - désormais Jack Say - est alors chargé par Brenders d'arranger plusieurs morceaux de jazz américain sous des titres français ou néerlandais ; en effet, les titres anglais (et la musique de jazz anglo-saxonne au sens large) avaient entre-temps été interdits par les Allemands. Il commence également à écrire pour Hubert Rostaing et Django Reinhardt. En 1943, alors qu'il est brièvement au chômage avec "Les Cinq", Jack Say signe un contrat de trois mois comme guitariste dans l'octuor de Rudy Bruder, un chef d'orchestre belge qui travaille alors dans un restaurant à Lille. 

« J’avais, bien entendu, pris ma clarinette et en jouais de temps en temps, dans les petites formations assurant le « repos » des musiciens. Le problème a été que le 1er sax qui devait faire partie de l’orchestre n’est jamais arrivé car il s’était fait arrêter à la frontière, ses papiers n’étant pas en ordre. Comme il jouait du violon, il était chargé de ‘faire les tables’, c’est-à-dire demander aux dineurs s’ils souhaitaient entendre l’un ou l’autre morceau. Rudy me chargea de cette mission, que j’accomplissais donc à la clarinette. La deuxième semaine que nous étions là, à la satisfaction générale, un client, accompagné d’une charmante hétaïre, me demande divers airs à la mode. A chaque fois, il régalait l’orchestre de champagne et m’enfonçait avec sa fourchette un gros billet dans le pavillon de ma clarinette… jusqu’à ce que je ne puisse plus jouer, ce qui arriva en même temps que l’heure du couvre-feu. Tous les musiciens se précipitèrent dans le vestiaire qui nous était réservé et on découvrait en démontant ma clarinette, qu’il y avait une somme fabuleuse de 17.000 Francs français de l’époque. »

En 1942, Jack Say a écrit pour son groupe Les Cinq de l’Harmonica une composition intitulée ‘1492’

Le lendemain, la police est à la porte du restaurant. Le chef d'orchestre Bruder est emmené pour être interrogé. Les membres de l'orchestre sont terrifiés à l'idée que le généreux client de la veille, qui était un collaborateur français notoire, demande à récupérer son argent, mais il s'agit d'une fausse alerte. Dans une salle adjacente du même restaurant, joue également un orchestre flamand qui, sans savoir lui-même de quoi il s'agit exactement, a joué soir après soir une marche patriotique française très populaire. Sur cet air, le public avait entonné avec enthousiasme des paroles anti-allemandes. Bruder est libéré sain et sauf, mais l'établissement doit fermer ses portes pendant deux mois sur ordre des autorités d'occupation. 

« Nous voilà donc sur le pavé, avec un splendide contrat pour un établissement fermé par la Kommandantur ! Quelle fut notre tête quand le chef nous annonça que nous continuerions à être payés… à condition d’être présents pendant nos heures de service… et de jouer devant une salle vide ! Non, pas tout à fait, car il y avait un vieux feldgendarme qui assistait tous les jours à nos exécutions… en s’endormant la plupart du temps. »

« Rudy avait fait des arrangements pour notre petite formation : 3 saxes, 1 trompette, basse, guitare, batterie et lui au piano. Comme il manquait un saxophone, ces arrangements étaient donc injouables, mais il me dit : « Puisque tu joues de la clarinette, tu dois savoir jouer du sax. » « Ouais, » lui répondis je, « je veux bien essayer, mais je n’ai pas d’instrument. » « Peu importe, le 3ème sax en possède deux, et il va-t’en prêter un. » J’en fis d’ailleurs d’acquisition avec la part du ‘butin’ et il me suivit durant toute ma carrière professionnelle : c’était un Selmer comme on n’en fait plus. Me voilà donc dans mon ‘kot’ à essayer de tirer un son de cet instrument et, à ma grande stupéfaction, ça marche… avec un petit couac de temps en temps. Quant au doigté, aucun problème, c’est le même qu’une partie de la clarinette. Je m’installai donc le lendemain au pupitre de 1er alto et Rudy me mit devant les yeux un de ses arrangements : ‘Sophisticated Lady’ de Duke Ellington. De ma vie, je n’ai joué une partition aussi difficile, mais j’y suis arrivé au bout de quelques répétitions… et c’est ainsi que j’ai appris à jouer du saxophone ! »

« Le ‘contrat’ terminé, je fais encore quelques galas avec ‘Les Cinq’, notamment à Liège, au Pot d’Or, mais ça ne nourrissait pas son homme. Vint alors me trouver Jean Prévot, le fils du Chef de la Musique Militaire belge… qui était évidemment sans travail et avait formé un grand orchestre pour jouer à l’Ancienne Belgique. Il m’engage comme 1ère clarinette / 3ème alto, et là je fais connaissance avec ‘le métier’, dur dur pour moi qui n’avais jamais joué que des galas ou des numéros d’attraction. Mais je m’y fais, et me mets même à chanter… avec quelque succès… succès partagé par les ‘girls’, au point que je ne savais plus où donner de la tête. »

Avec sa fille Claude, née en décembre 1945

« Il faut dire que, durant tout ce temps, j’étais ‘couvert’ vis-à-vis des Allemands par un Ausweis qui m’avait été délivré grâce à une attestation du Major Grünert, qui supervisait la musique à l’INR et avait procuré aux Cinq de l’Harmonica un engagement ‘bidon’. Nous jouions une fois par mois… mais nous ne savions pas que ces émissions étaient retransmises vers Londres, dans un but de propagande (de la Deutsche Europasender ou DES, qui diffusait des programmes de jazz entrecoupés de propagande allemande, destinés à décourager l'opinion publique anglaise - BT). Ce permis était renouvelable tous les 6 mois, et venait à échéance le 15 juin 1944. Quelques jours avant, le Major avait été appelé au front…, les Alliés ayant débarqué en Normandie, et mon filon était ‘cuit’. Je me présente donc à la Kommandantur où la dame luxembourgeoise qui m’avait acceuilli les fois précédentes me dit que plus aucun Ausweis ne sera renouvelé, et me conseille de filer par une petite porte… qui donne dans une petite rue. »

Jusqu'à la libération de Bruxelles le 2 septembre 1944, Jack Say se cache chez un cafetier. Pendant ces mois, il écrit des arrangements qui sont joués par l'orchestre de revue du théâtre Le Gaîté. Après le départ des Allemands, il joue avec les orchestres de Charlie Calmeyn et de René Gil, tout en écrivant des orchestrations pour de nombreux autres orchestres, notamment le big band d'Eddie De Latte. Mais en février 1945, Jack Say est terrassé par des problèmes pulmonaires qui l'obligent à passer la quasi-totalité de l'année dans des stations thermales de la région bruxelloise. Entre-temps, il continue cependant à faire des arrangements. 

De retour dans la capitale en décembre 1945, il retrouve René Gil, tout en transformant son ancien groupe, Les Cinq de l'Harmonica, en un orchestre de bal qui se produit notamment le dimanche après-midi à l'établissement Le Versailles, dans les célèbres galeries du Royal Saint-Hubertus. Il restera finalement chez Gil jusqu'en 1947, date à laquelle le chef d'orchestre le perd d'une manière tout à fait inhabituelle au profit de son collègue et rival Eddie De Latte, pour le grand orchestre duquel Ysaye avait depuis longtemps écrit des arrangements.

« Eddie De Latte (…) voulait m’intégrer dans son magnifique orchestre de 30 musiciens (big band + 12 cordes) qui se produisait à la Taverne du Métropole (1500 places à l’époque). Et ils décident ‘de me jouer à la Belote’ ! C’est Eddie qui gagne… mais René met une condition à mon départ : trouver un remplaçant, capable de jouer de la guitare et de l’harmonica, au minimum. Me voilà donc perdu à mon téléphone pour trouver cet oiseau rare et, de fil en aiguille, on me dirige vers un gars qui jouait déjà dans plusieurs dancings, dont Le Claridge, chaussée de Louvain. Je parviens à avoir son adresse, ou plutôt celle de son oncle, qui tenait un magasin, et quand j’arrive, j’apprends que « Jean est là, mais il est très malade (asthme). » Quand j’expose le but de ma visite, on me dit : « Vous pouvez monter à sa chambre, mais pas rester longtemps. » Là, je découvre en effet, alité et très emphysémateux, un garçon fort sympa qui me connaissait un peu et je lui fais part de mon problème. »

« Il me dit, entre deux crises de toux, qu’il veut bien faire un essai, car il n’a jamais été ‘professionnel’ et je lui demande quand même qu’il me joue quelque chose aux deux instruments. Il a d’abord commencé par la guitare, dont il connaissait toutes les positions et accords, et j’étais donc très satisfait. Mais quand il a pris l’harmonica, je l’ai accompagné à la guitare et lui ai demandé ce qu’il allait jouer : ‘Dinah’, me dit-il. Je lui fais donc quatre mesures d’introduction, en do… car je ne savais jouer de l’harmonica que dans cette tonalité, mais il m’arrête tout de suite : « Non non, dans le ton original : la bémol ! » Et là, après avoir joué impeccablement la mélodie, il me sort un de ces ‘chorus’ extraordinaire, comme seul il en eut le secret par après. J’attends donc qu’il soit rétabli pour le présenter à René Gil… qui n’en revenait pas et, me laissant à d’autres activités plus ‘grand orchestre’, il l’a engagé sur le champ. Cet extraordinaire musicien devait, un peu plus tard, faire le tour du monde avec les plus grands ‘caïds’ du jazz… mais peut-être on l’aura deviné, il s’agissait de Toots Thielemans ! Il est évident que, s’il n’y avait pas eu cette coïncidence de tomber sur celui qui allait devenir l’un des plus grands jazzmen de tous les temps, il se serait fait remarquer tôt ou tard. »


Après avoir joué avec Eddie De Latte pendant plus d'un an, les derniers mois dans un petit orchestre d'un établissement du boulevard de Scheveningen aux Pays-Bas, Jacques Ysaye est appelé à faire son service militaire au cours de l'été 1948, en compagnie de ses vieux copains des Cinq de l'Harmonica. Les choses ne sont pas particulièrement difficiles pour eux, car au lieu de faire des exercices et du tir au but, le groupe est autorisé à parcourir la région rhénane autour de son lieu d'affectation, Bad Godesberg, en compagnie de divers artistes pour divertir les troupes alliées stationnées ici et là. Après quelques mois seulement, le quintette est autorisé à retourner à Bruxelles. Dans les mois qui suivent, Jack Say joue comme remplaçant dans divers orchestres, dont les G.I. Joe's, un big band élargi aux cordes dirigé par le transfuge néerlandais Ernst van 't Hof. Il écrit également des arrangements pour Van 't Hof, ainsi que pour les orchestres de Gene Dersin et Léo Souris.

« De plus, » poursuit Ysaye, « depuis un certain temps, j’ai ajouté une activité supplémentaire : j’écris des petites orchestrations ‘commerciales’ sur certaines de mes compositions, qui sont éditées notamment par Mottart. Elles sont interpretées par des petits orchestres (principalement en province) qui trouvent là un répertoire original dans le goût du jour, qui peut se jouer depuis 3 ou 4 musiciens jusqu’à une douzaine. Un jour, je passe un dimanche après-midi chez des amis, près de Namur. Ils m’invitent à prendre un verre dans un bistro où il y avait un petit orchestre. Le chef me reconnaît (il y avait ma photo sur certains ‘imprimés’) et me dit : « J’ai reçu dans la semaine une de vos dernières orchestrations imprimées… Si vous voulez, nous allons vous la jouer. » J’accepte, bien entendu, et entends une cacophonie épouvantable. Après cette ‘exécution – capitale’ il vient me trouver et me dit : « Vous savez, au début, on joue sans tenir compte des dièses et des bémols, mais le rythme y est, et ça n’empêche pas les gens de danser ! » Et c’est comme ça que j’ai commencé à toucher des droits d’auteurs conséquents… »  

Après avoir passé l'été 1949 dans un hôtel au bord du lac de Neuchâtel avec son propre trio de jazz, Jack Say est contacté par des personnes intéressantes. « Je reçois (…) un appel de Radio Luxembourg / Belgique (IPB) qui me demande si je peux réaliser une série d’indicatifs musicaux. Je me mets en rapport avec l’auteur des paroles publicitaires, et je réunis un orchestre pour les exécuter. Cette Radio n’avait pas de grand studio, à l’époque, et loue un dancing : Le Claridge, où ils transportent tout le matériel technique. Cela a été une belle réussite et, pendant des années, on organisait une session d’enregistrement, en français et en flamand, tous les trois mois, ce qui pour moi demandait des semaines de préparation. »

À partir de la fin des années 1940, Jack Say se spécialise également dans l'écriture d'arrangements pour toutes sortes d'orchestres radiophoniques. « Cela a commencé par une demande de M. Émile de Radoux, qui était directeur du département de la musique légère à l'INR, de renouveler le répertoire de l'Orchestre Radio, l'orchestre classique de la radio du chef d'orchestre Edgard Doneux. Cet orchestre était composé de bons musiciens, mais il avait encore beaucoup de mal à jouer du jazz. Pendant cette période, j'ai écrit pour eux un très grand nombre d'arrangements - certainement plus de 200 - dans le cadre de l'Orchestre de la Radio de l'INR. Je me suis intéressé au jazz, mais aussi aux comédies musicales américaines et aux chansons populaires. Par exemple, j'ai réalisé une version orchestrale de 'La mer', qui m'a valu plus tard les compliments de Charles Trenet lui-même. L'astuce consistait à écrire les arrangements de manière à ce qu'ils puissent être joués par des musiciens classiques. Plus tard, la radio française et flamande a également présenté des orchestres de jazz spécialisés, dont Henri Segers et Francis Bay étaient les chefs d'orchestre. J'ai écrit des pièces pour ces deux orchestres, mais surtout pour Segers qui, contrairement à Bay, ne faisait pas ses propres arrangements. » 

En 1952, Jack Say dirige, à l’Ancienne Belgique à Bruxelles, avec Léo Souris au piano, un grand orchestre dans le cadre du Gala de Bienfaisance

En 1951, dans le cadre du plan Marshall, Jack Say est invité à diriger une série de ses arrangements pour l'Orchestre Radio lui-même lors d'une séance d'enregistrement à Paris. « C'était un orchestre de 60 musiciens - et je n'avais jamais dirigé un grand orchestre de ma vie ! Les stations de radio de tous les pays bénéficiant de l'aide Marshall avaient été invitées à envoyer un chef d'orchestre avec une série d'arrangements pour un grand programme de divertissement destiné à être diffusé à travers l'Europe et l'Amérique. La veille, j'avais encore 40 degrés de fièvre, pour lesquels mon frère Serge, qui était devenu médecin, m'avait prescrit un médicament pour les chevaux, mais je souffrais surtout du trac à l'idée de me retrouver devant cet immense orchestre sans aucune expérience de la direction d'orchestre. Heureusement, mon père m'a emmené de Bruxelles à Paris en voiture le lendemain matin, car j'étais encore un peu groggy par les médicaments et presque toute la route était obstruée par un épais brouillard. » 

« On arrive à 10h au grand studio de l’Avenue Hoche, où nous sommes très bien accueillis par le Directeur du Plan Marshall à Paris. Je me trouve donc, pour la première fois de ma vie, devant un orchestre de 60 musiciens qui, au moment où je monte sur mon estrade, se lèvent comme un seul homme pour me saluer, ce qui ne m’était jamais arrivé. Encore un peu ‘groggy’ par les médicaments, j’attaque le premier arrangement que le régisseur avait distribué : ‘La mer’, de Charles Trenet. J’avais à peine terminé la première lecture que l’ingénieur du son me demande de venir écouter : cela sonnait comme les grands orchestres américains, ce que je n’avais jamais pu obtenir à cette époque en Belgique. À ce moment-là, j'ai remarqué que la direction d'orchestre me réussissait plutôt bien, ce qui était très important pour ma confiance en moi. Soudain, je n'ai plus eu de fièvre ! À cinq heures et demie du soir, les 12 arrangements étaient soigneusement collés et nous pouvions accepter le voyage de retour avec un sentiment de satisfaction. » 

Un an plus tard, Jack Say est invité à diriger un orchestre indépendant de 42 musiciens lors d'un concert de charité, le Gala de Bienfaisance, organisé à l'Ancienne Belgique à Bruxelles. « Le pianiste de cet orchestre était Léo Souris, qui avait à l'époque son propre petit orchestre au Palace Hotel pour lequel j'avais écrit des arrangements. Son rôle lors du concert était très important, car l'un des morceaux au programme était "Rhapsody in Blue" de Gershwin... avec ces solos de piano compliqués ! Je crois que c'était la première fois que je me retrouvais devant un public en tant que chef d'orchestre et j'avais les nerfs à fleur de peau. À un moment donné, Léo a perdu le fil de son solo. Qu'est-ce que je devais faire ? Léo, qui était un peu plus âgé que moi, a merveilleusement résolu le problème en me faisant signe de rejoindre l'orchestre après son solo. Ce doit être l'une des rares fois où Léo a commis une telle erreur, car c'était un grand pianiste et, de surcroît, un homme incroyablement sympathique. Chacun l'aimait dans le monde de la musique ! » 
 
Outre son travail pour diverses stations de radio, Jack Say a également joué dans les orchestres de Wally Sluyzer et de Robert De Kers, entre autres, mais peu à peu, il s'est montré de moins en moins souvent sur scène. La raison principale en est son implication de plus en plus intense en tant qu'arrangeur et chef d'orchestre dans l'enregistrement de disques. Au départ, il travaillait principalement pour la société Decca, d'abord exclusivement en tant qu'arrangeur, puis, après la mort du chef d'orchestre permanent de cette société, également en tant que chef d'orchestre. En 1955, par exemple, il enregistre un single avec une chanteuse française alors inconnue. 


« Le directeur des disques Decca m’avait contacté pour réaliser un enregistrement avec une chanteuse qu’il trouvait intéressante. Rendez-vous est pris et elle s’amène chez mes parents (Ysaye avait temporairement emménagé chez ses parents après un divorce - BT) avec son mari. Elle se met au piano et me chante les deux titres qu’elle désirait enregistrer avec orchestre : ‘Mon pote le gitan’ et ‘L’œillet blanc’. Le choix me paraissait bizarre vu que ces chansons avaient déjà été interprétées par leur auteur, mais personnalité de cette grande femme tout de noir vêtue m’a frappée : il s’agissait de Barbara, qui allait devenir la grande vedette que l’on connaît. Je peux donc me targuer d’avoir fait l’arrangement et dirigé l’orchestre de son premier disque… qui ne s’est pas vendu : il a fallu qu’elle aille à Paris pour qu’on reconnaisse son immense talent. »

« En 1957, la grande firme de disque RCA me commande 3 Long Playing de musique instrumentale, sur tous les ‘standards’ américains. Les enregistrements ont été réalisés par l’orchestre de Radio Suisse Romande (50 musiciens) à Genève, sous ma direction. Les répétitions sont en cours quand arrive le producteur américain, qui me fait part que ce n’était pas du tout le style qu’il avait demandé ! En effet, il avait parlé au téléphone d’orchestrations broadly (très larges), et le directeur artistique belge avait compris brightly (très brillant). Catastrophe… me voilà avec 36 arrangements à remanier complètement. [Ma femme] Annie, qui était enceinte de cinq mois, m’avait accompagné, et nous logions dans un splendide hôtel, dans une très grande chambre qui donnait sur le Lac. On a passé le week-end à corriger les premières orchestrations, et les nuits suivantes à adapter les autres : il y avait des partitions partout, et heureusement qu’Annie connaissait la musique (elle avait étudié le piano) et pouvait tout ranger et classer. Tout s’est bien passé finalement et ces disques ont inondé le marché américain. »

« Rentrés à Bruxelles, mon père me donna une idée : créer une édition, et diffuser les petites orchestrations imprimées moi-même. Ce fut fait en un tour de main, et Cinedisc Music était né. Un des premiers numéros que je ‘sortis’ s’intitulait ‘Mascarade’, un arrangement sur des airs populaires joués en ‘marches’. Ce fut un très grand succès auprès de tous ces petits orchestres amateurs qui jouaient dans les bals et fêtes. D’autre part, comme j’écrivais beaucoup de musique de dessins animés, j’avais fait la connaissance de producteurs de musique de films, industriels d’abord, puis courts métrages, et enfin un long métrage sur les Missions Catholiques au Congo, qui était encore belge [à l'époque]. »

Le documentaire en question, réalisé par Gérard de Boe, s'intitule Tokendé et a été présenté en avant-première à l'Expo, l'Exposition universelle de 1958 à Bruxelles. A propos de cette Expo, Jack Say dit : « J’avais deux raisons de m’en réjouir : d’une part, une brasserie, Oberbayern, jouait ‘Mascarade’ plusieurs fois par jour, et le film Tokendé passait ‘en boucle’ au Pavillon des Missions Catholiques. Je pense que cette année fut celle d’une de mes plus grosses feuilles de droits d’auteurs. Malgré cela, je ne suis jamais allé à l’Exposition, détestant ce genre de manifestation ‘grand public’. Toutefois, j’ai été engagé par la Radio pour diriger pendant une soirée l’Orchestre de Variétés à La Belgique Joyeuse. » 

Comme harmoniciste au Casino d'Ostende (1954)

Pour la musique de Tokendé, Jack Say a remporté le premier prix du Festival de musique de film d'Anvers en 1959. Ce n'est pas le seul prix qu'il a remporté au cours de ces années, car il s'est également illustré en tant que compositeur de chansons dans toutes sortes de festivals. Ainsi, ses compositions ont remporté trois fois le premier prix du Concours de la Chanson (en 1953 et 1956 à Knokke ; et en 1954 à Bruxelles). Il a également été deux fois le compositeur lauréat du tour préliminaire belge du Concours Eurovision de la chanson (1956, 1960). En 1964, une chanson qu'il a composée a remporté le Concours de la Louve d'Or à La Louvière. 

En 1959, l'Orchestre Radio, pour lequel il a écrit de nombreux arrangements, notamment au début des années 1950, lui demande d'orchestrer une série de compositions de son grand-père Eugène Ysaye, dont son Concerto No. 8 pour Violon. 

« J’arrange une dizaine d’œuvres de mon grand-père afin de réaliser une émission intitulée : L’École Belge du Violon, avec l’Orchestre de Chambre. Soit elles étaient écrites avec accompagnement Grand Orchestre Symphonique, soit seulement pour violon et piano. Cela a été de belles sessions d’enregistrement, avec Georges Béthune à la baguette et les meilleurs solistes belges : Maurice Raskin notamment. Je revenais donc de loin : après avoir commencé mes études musicales en classique (violon), les avoir abandonnées pour le jazz et l’harmonica, les avoir repris au Conservatoire, mais à la clarinette, puis m’être consacré au jazz et à la musique de variétés, je me plongeais à nouveau dans le classique, et tout ce que mon bon professeur d’harmonie et d’orchestration m’avait appris me revenait à la mémoire. Les disques ont été une réussite et réédités plus tard par mon père, sous le titre ‘Échos du Souvenir’.

En 1962, la composition 'Caprice Jazz' de Jack Say a été la principale attraction de la participation de la BRT au prestigieux festival de Venise, où le programme du radiodiffuseur flamand a remporté le premier prix, la 'Gondole d'or'. La genèse de 'Caprice Jazz', considérée par Say lui-même comme sa composition la plus importante, remonte aux années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. 

De 1958 à 1963, Jack Say dirige l’orchestre pour le show hebdomadaire ‘Le Grand Prix de Variétés’, sponsorisé par la marque automobile belge Volkswagen et diffusé par Radio Luxembourg

« Pendant toutes les années où j’avais fait les arrangements pour Eddie De Latte, il m’avait toujours dit : « Toi qui a étudié le violon, pourquoi n’écris-tu pas une composition d’une quinzaine de minutes pour violon solo et orchestre ? » Je lui avais répondu que je n’avais pas l’inspiration pour cela, ni le temps, et que composer ne rapportait rien sur le moment. Cependant, j’avais fait une ébauche qu’il a joué 3 ou 4 fois au Métropole, sans grand succès. C’est après avoir réalisé L’École Belge du Violon et revu ainsi les œuvres de mon grand-père, que j’ai retrouvé cette partition. J’en parle à René Costy, violoniste belge qui faisait une carrière de soliste, qui se montre très enthousiaste. Le directeur musical de la Radio donne son aval, et je réécris cette composition pour Costy et l’Orchestre Radio, renforcé d’une section rythmique. Le résultat est excellent mais, en Radio, on ne sait jamais si cela a plu aux auditeurs ou non. »

« Un peu plus tard, Fernand Terby a formé, à la BRT – équivalent flamand de la RTB – un merveilleux orchestre qui comprenait une partie classique et un big band. C’est Frank Engelen qui faisait les arrangements, et il a donc réorchestré magnifiquement la version Costy de mon ‘Caprice’. C’est le violoniste Georges Octors (…) qui a créé l’œuvre en public, dans la Grande Salle de la Zoologie, à Anvers : un triomphe ! Le BRT a jugé cette composition était toute désignée pour participer au Concours de la Gondole d’Or de Venise en 1962. Il fallait toutefois que l’œuvre soit marquée du sceau de l’originalité… Et Albert Speguel, le premier violon que j’employais pour tous mes enregistrements, a eu l’idée de l’arranger pour quatre violons, dans l’orchestration d’Engelen. Parmi les concurrents, il y avait notamment le fameux Helmut Zacharias… qui est arrivé second, derrière mon ‘Caprice’. »
 
A la même époque, Jack Say participe pendant pas moins de six ans (1958-1963) en tant qu'arrangeur et chef d'orchestre à un grand festival de la chanson diffusé par Radio Luxembourg, Le Grand Prix des Variétés. Il participe à cette émission grâce à son ami Jean Libotte, qui connaît un certain succès en tant que chanteur sous le nom de Jean Miret, mais qui est employé par l'importateur belge de Volkswagen pendant la semaine. Avec Libotte, Jack Say a également écrit des chansons pour Annie Cordy et Tohama dans les années 1950. Lorsque Libotte a eu l'idée, en 1958, d'organiser un concours sponsorisé par Volkswagen - l'artiste gagnant pouvait repartir avec une voiture flambant neuve de cette marque -, la station de radio commerciale l'a accueillie avec enthousiasme. Les répétitions ont toujours lieu à Bruxelles, mais les émissions sont diffusées dans tout le pays, tant au nord qu'au sud de la frontière linguistique. Jean Libotte devient producteur exécutif de l'émission, tandis que Jack Say est responsable de la plupart des arrangements en tant que directeur musical. Il recrute également les musiciens de l'orchestre. Pour les quarts de finale, il y a un petit combo, tandis que pour les demi-finales, l'orchestre est considérablement élargi.

« [La] finale prestigieuse [s'est déroulée] avec orchestre de 30 musiciens dans une grande salle de spectacle. Inutile de préciser que j’y tenais la baguette, bien entendu. Il faut dire que Radio Luxembourg s’est associé à l’opération, qui était diffusée tous les dimanches matins sur ses antennes francophones et néerlandophones. Ce fut un immense succès, qui a boosté les ventes de façon inimaginable. Aux demi-finales et finales, se sont produits en attraction-vedette tous les grands artistes français de l’époque : Gilbert Bécaud, Sacha Distel, Jean-Claude Pascal, Jacques Brel, Dario Moreno etc... (…) Pendant les six années de Grand Prix, qui ne m’occupait que deux jours par semaine (sauf pour la finale), j’ai continué mes activités d’orchestrateur, de chef d’orchestre et même réalisateur de disques pour quasi tous les chanteurs belges d’alors. »

Jack Say (à l'extrême gauche au saxophone) avec The Twistin' Guys, un groupe occasionnel qui enregistrait des reprises de succès bien connus sous le label Expo (± 1962)

En tant que freelance, Jack Say participe à des enregistrements pour une longue liste d'artistes, notamment flamands. Jo Leemans, Rina Pia et Louis Neefs, entre autres, enregistrent en studio des oeuvres dont les arrangements ont été réalisés par lui. Il travaille aussi régulièrement avec le chanteur francophone Fud Leclerc, tandis que Robert Cogoi obtient un succès avec l'arrangement de Say pour 'Si un jour' (1962). En 1960, Jack Say dirige même l'orchestre pour un enregistrement avec la chanteuse italienne Caterina Valente, alors très populaire, avec sa chanson 'Mon cher amour', publiée par Decca. Comme si son travail à la radio et dans les studios d'enregistrement n'absorbait pas assez de son temps et de son énergie, il se produit également, dans les années 1960, lors de soirées organisées dans tout le pays avec son propre combo de jazz. C'est une période très chargée. 

« La fenêtre de mon bureau donnait en partie sur l’avenue, et les policiers, qui faisaient souvent des rondes de nuit dans le quartier, me voyaient encore souvent écrire mes partitions à 2h du matin. Ils le racontaient à ma femme de ménage, qui le disait à mon épouse… qui n’était pas heureuse de ce régime. Ceci d’autant plus que de temps en temps, je partais à cette heure-là pour aller porter mon travail chez le copiste, à 10 km de là et qui, lui, ne travaillait que la nuit. Nous étions cependant au studio le lendemain matin à 9h pour enregistrer cette production nocturne. »

En 1967, Jack Say, en tant que chef d'orchestre, a enregistré son propre album de pièces instrumentales pour le marché américain, 'Color In Music', produit par Roland Kluger. L'album a ensuite été publié dans plusieurs pays européens. L'un des morceaux de cet album, 'Evening Beat', a été repris par un producteur américain et, sous le nouveau titre 'Brass Bonanza', il a été la musique du club de hockey sur glace New England Whalers pendant 20 ans.

La même année, Say a également connu un succès en tant qu'arrangeur avec "N° 1 au hit parade" de Marc Aryan - bien qu'il n'en ait tiré que des bénéfices financiers, car, comme Aryan le faisait avec tous ses arrangeurs, il achetait également Say pour pouvoir ensuite inscrire son propre nom en tant qu'arrangeur sur la pochette. Travailler en tant que ghostwriter musical - ou 'nègre' - était assez courant à l'époque. 

L’orchestre freelance de Jack Say, avec lequel il s'est produit dans toute la Belgique - debout de gauche à droite : Gus Decock (piano), Frankie Theunen (batterie) et un trompettiste non identifié / assis de gauche à droite : Dany Bernard (chant, basse), Jack Say (sax, clarinette, harmonica) et Freddy Sunder (chant, guitare) (± 1966)

« Marc Aryan venait de faire un tube avec la chanson ‘Katy’ » , se souvaint Jack Say, « mais il n’était pas content de l’orchestration. Il m’a demandé de collaborer avec lui pour mettre au point les arrangements de 4 nouvelles chansons, dont ‘N° 1 au hit parade’. Il me promet monts et merveilles, dont l’édition, au point que je fais imprimer les petits formats. Nous partons alors à Paris pour enregistrer au Studio Davout, avec un orchestre de 35 musiciens, que je dirige, et le résultat dépasse ses espérances. Au retour, il ne tient pas sa parole et donne l’édition à Marcel De Keukeleire qui lui, très honnête, me rachètera les imprimés. J’aurais du me douter de son attitude, vu qu’à Paris, il m’avait réservé une chambre minable. De plus, le payement de mes honoraires a traîné en longueur… »

En 1966, Jack Say a enregistré un disque avec son fils Kiki, âgé de 9 ans. Après avoir mis la main sur une flûte à bec à l'école, le garçon a créé sa propre mélodie sur cet instrument. Encouragé par son père, il écrit ses propres paroles : "Vive les chansons yé-yé". 

« J’étais sidéré… », dit Jack Say, « et la semaine suivante, il chante sa chanson au cours d’une fête scolaire, et obtient un beau succès : toute l’école la chantait en chœur. (...) J’ai alors l’idée de lui faire enregistrer un disque (…) et je fais compléter la chanson par un parolier de métier. Le gosse assimile ce texte en un rien de temps et je réalise une maquette avec un petit orchestre. La firme de disques avec laquelle je travaillais à cette époque (Roland Kluger's Palette – BT) l’accepte immédiatement et je deviens producteur de mon fils, Kiki. On enregistre au studio de la firme, avec des musiciens professionnels… et une seconde face construite dans le même style. Le 45 tours est chez les disquaires peu avant les fêtes de fin d’année, et remporte un beau succès. Il sortira ainsi, au cours des deux années suivantes, 24 chansons qui firent l’objet de deux albums. »

« Parallèlement, il est solliciter pour participer (…) à des emissions de télévision et, d’autre part, à se produire dans quelques galas en province. Je l’accompagnais sur un petit orgue portatif, avec 3 musiciens. Là fut peut-être mon erreur, car s’il adorait se produire sur scène, c’était fort contraignant, les spectacles se déroulaient principalement le soir, et il fallait qu’il aille à l’école le lendemain matin. J’ai donc mis fin à ces déplacements assez vite et on n’a plus accepté que des TV et des fêtes d’écoles. A l’aube de ses 11 ans, il commence à muer, ce qui est rare à cet âge mais fréquent pour les jeunes chanteurs. Sa dernière chanson a pour thème : ‘Non, on ne verra jamais Kiki à l’Opéra’. D’autre part, les rentrées minimes de royalties ne correspondaient pas aux droits d’auteurs, et la firme de disque tenait le distributeur pour responsable de cet état de choses. De plus, je ne comprenais pas pourquoi elle avait investi autant pour en retirer si peu. J’ai donc décidé de mettre fin à cet épisode, et reprendrai plus loin la suite des aventures. J’ai quand même pu, avec les royalties qu’il avait touchées et que je mettais soigneusement sur son livret de Caisse d’Épargne, lui acheter une splendide batterie Gretch, son rêve. »

L'album 'Color in Music', sorti en Amérique en 1967

Après le licenciement du big band d'Henri Segers en 1966, la RTB décide d'engager un nouvel orchestre deux ans plus tard. Jack Say, chargé de recruter les musiciens, est également nommé chef d'orchestre de l'ensemble.

« Dans ce nouvel orchestre de la RTB, j'ai inclus le plus grand nombre possible de musiciens qui avaient été mis à la porte avec Segers en 1966. Officiellement, Segers a été licencié en raison de problèmes de santé, mais en réalité, il avait des problèmes d'alcool. Il est resté dans le secteur de la radiodiffusion dans les années qui ont suivi, mais il a trouvé un emploi de bureau - en tant que producteur de musique légère, mais il ne sortait plus grand-chose de ses mains, car il était en mauvaise santé. Mon orchestre était cependant très différent de ce big band. Le groupe de Segers était un véritable orchestre de jazz, mais on m'avait demandé de former un véritable orchestre de divertissement. J'ai donc mis sur pied une petite formation de jazz, mais avec des cordes, ce qui offrait la possibilité d'accompagner des chanteurs. L'un des membres de l'orchestre était Sadi au vibraphone. »

« Après le succès du Grand Prix des Variétés de Radio Luxembourg, la RTB a voulu en faire une sorte de suite. C'est ainsi qu'est née La Caméra d'Argent, un concours de chant à la formule similaire, c'est-à-dire avec des éliminatoires, mais à la télévision. C'était le pendant RTB de Canzonissima, le concours de chant qui était si populaire à la BRT dans ces années-là. Le tournage s'est déroulé dans le nouveau studio du boulevard Reyers, qui pouvait accueillir entre 200 et 300 spectateurs. Pour La Caméra d'Argent, il a bien sûr fallu écrire de nombreux arrangements, dont certains que j'ai écrits moi-même, mais j'ai aussi demandé à d'autres de m'aider, notamment à mon vieil ami Léo Souris. Lorsque tous les solistes possibles furent passés, une nouvelle formule vit le jour sous le nom de Chanson du Siècle, un 
programme dans lequel les plus belles chansons françaises étaient interprétées par des chanteurs qui avaient déjà participé à La Caméra d'Argent. »

En corollaire à son travail de chef d'orchestre à la RTB, Jack Say est invité à diriger la soirée de bienfaisance Belgica Cantat à l'Ancienne Belgique en 1971. Une véritable brochette de vedettes nationales et internationales se produisit à cette occasion, notamment Georges Brassens, Charles Aznavour, Gilbert Bécaud, Léo Ferré, Zjef Vanuytsel, Johnny White et Annie Cordy.

L'orchestre de la télévision RTB, composé et dirigé par Jack Say (± 1970)

En 1968, année où Jack Say rejoint la RTB en tant que chef d'orchestre, il achète également un petit studio d'enregistrement au coeur de Bruxelles, près de la place Brouckère. Auparavant, le studio était régulièrement utilisé par l'orchestre d'Henri Segers pour ses répétitions. Les locaux abritent également un bar, qui fait office de club privé pour les artistes de théâtre, connu sous le nom d'Onyx Club. Avec Pol Clark, le gérant de l'Onyx Club, et Dany Bernard, le chanteur de l'orchestre de jazz que Jack Say fréquente ces années-là, il transforme l'établissement en studio commercial, baptisé Studio DES (Diffusion Électronique Sonore). 

« Au début, nous travaillions surtout avec des artistes débutants, qui pouvaient faire réaliser une démo chez nous pour un prix très bas et la présenter ensuite aux maisons de disques dans l'espoir d'obtenir un contrat. Nous avons eu la chance que l'un des premiers projets auxquels nous avons participé soit devenu un grand succès, Wallace Collection avec 'Daydream'. Une chanson intéressante qui contenait même un peu de Tchaïkovski. Ce sont tous des Bruxellois. Forts de cette démo, ils ont convaincu His Master's Voice, à Londres, de réaliser un nouvel enregistrement, qui a fait le tour du monde. En conséquence, notre réputation est montée en flèche. His Master's Voice nous envoyait régulièrement des artistes pour faire un enregistrement test. Rapidement, nous avons commencé à faire plus que des démos. Entre autres, 'De laatste dans' d'Anja, un grand succès en Flandre (en 1969 - BT), a été enregistré au Studio DES. »
 
« Je dois admettre que je détestais ces démonstrations parce que nous gagnions de l'argent avec des gens qui n'avaient pour la plupart aucun talent. C'est en partie pour cette raison que j'ai rapidement étendu les activités. Le bar a été transformé en restaurant, qui a rapidement commencé à bien fonctionner. Toots Thielemans, Sadi et Annie Cordy, entre autres, venaient régulièrement y manger. En outre, ce bar était le théâtre de jam sessions où le public se levait régulièrement dans la rue pour écouter. Au départ, il s'agissait d'un rassemblement d'amateurs organisé par mon jeune frère Michel, qui jouait de la basse et de la batterie ont joué, mais au fur et à mesure que le studio s'est agrandi, des professionnels se sont joints à eux. Je me souviens par exemple de Jeannot Morales à la trompette et de Gus Decock au piano. Moi-même, en tant que clarinettiste, je me joignais parfois à eux. Bref, le studio est devenu une sorte de lieu de rencontre pour les artistes. »

« Le studio lui-même a également été agrandi. J'ai construit un Studio B au sous-sol, où nous avons réalisé de plus petites productions, comme de la musique d'accompagnement pour des danseuses de strip-tease, qui travaillaient beaucoup dans les rues autour du studio - la rue aux Fleurs où se trouvait notre studio croisait la rue du Cirque, connue pour la prostitution de vitrine. En 1976, j'ai acheté une table de mixage automatique, une Scully. Nous étions le premier studio en Europe à posséder un tel appareil. Des artistes étrangers venaient aussi chez nous pour enregistrer avec cette Scully. De plus, nous avons souvent profité des grèves de musiciens en France. Les artistes venaient alors de Paris à Bruxelles pour enregistrer leurs disques, y compris dans mon studio. Par exemple, nous avons enregistré un album avec Jean-Claude Pascal, qui est venu à Bruxelles avec son arrangeur Pierre Porte. Même Jean-Claude Petit a enregistré des arrangements dans mon studio. »

Jack Say (à droite) avec un ingénieur du son au Studio DES (1974)

Des artistes néerlandais viennent également enregistrer au Studio DES. Les liens de Jack Say avec l'industrie du disque aux Pays-Bas sont antérieurs à la création de son studio. Il a par exemple travaillé avec le groupe folklorique sud-américain Los Paraguayos, alors installé à Rotterdam, pour lequel il a écrit l'arrangement de 
'Quando vado sulla riva', la chanson à laquelle le quintette a participé au festival de San Remo en 1966. Il a également écrit les arrangements d'un bel album de petites cantates enregistré par Corry Brokken en 1968 et a participé en tant que chef d'orchestre à pas moins de cinq albums de l'artiste de cabaret et chanteur Herman van Veen. Comment cette "connexion" néerlandaise est-elle née ? 

« [Dans les années 1960,] je réalise beaucoup de disques pour Philips Belgique, qui décide tout-à-coup d’arrêter la production belge et de la transférer en Hollande… où elle a été rachetée par Polydor, » explique Jack Say. « Pour moi, cela ne change rien, sinon que je devais me taper souvent les 200 km entre Bruxelles et Hilversum (mais j’étais largement défrayé). Le producteur, Hans (van Baaren – BT), était heureux car il était hollandais et retrouvait ainsi son pays. Il me fait connaître Herman van Veen, qui était la grande vedette à cette époque (…), ainsi que Los Paraguayos. »

« En 1967, je me suis rendu à Munich avec Los Paraguayos pour la première diffusion en couleur sur le continent européen. J'étais leur chef d'orchestre lors d'une représentation avec un grand orchestre. Ces Allemands avaient écrit tout le scénario à la minute près. « 10'02 : le bus arrive », etc. Cela posait problème lorsqu'il s'agissait de travailler avec des Sud-Américains qui avaient amené leurs femmes et leurs enfants. Les chansons de Los Paraguayos avaient un son de guitare très spécifique, et l'astuce pour moi consistait à 'meubler' ce son original avec des orchestrations qui ne les dérangeaient pas et ne nuisaient pas à leur présentation. »

« [Plus tard,] au cours d’une session en direct [avec Los Paraguayos en studio DES], j’ai du arrêter l’enregistrement car ils ne chantaient plus juste. Je leur ai donc proposé de faire un break d’un quart d’heure et de venir boire quelque chose au bar. Ils ont préféré rester en studio pour répéter entre eux et venir nous rejoindre après. Je vais donc boire mon café avec le technicien et, comme au bout de 20 minutes, ils n’étaient toujours pas revenus, on rentre dans la cabine de prise de son et on les voit tous les cinq dans le studio, étendus à plat par terre, les brais en croix : ils priaient la madone… pour que la voix leur revienne ! »

Jack Say (à gauche, assis à la table ronde) avec les comédiens de la troupe du Théâtre des Galeries en 1974

« Pour les disques d'Herman van Veen, j'ai été impliqué dès le début, lorsque les sessions se déroulaient encore dans le studio d'André van de Water à Soest, où nous avons également enregistré l'album de Corry Brokken. Après le suicide de van de Water, Hans van Baaren ne voulait pas aller dans l'un des grands studios néerlandais, comme celui de Decca, parce qu'il estimait qu'ils n'étaient pas assez bons. Il est plutôt venu dans mon studio à Bruxelles avec Herman et tous ses musiciens. C'était un groupe très jovial, Herman et son petit orchestre - très bien musicalement pour le théâtre, mais pas assez pour le disque. Je l'ai aidé dans cette tâche. Bien sûr, Herman était surtout un phénomène néerlandais, mais je le trouvais si spécial que j'ai poussé l'équipe de production de la RTB à bout, jusqu'à ce qu'elle cède et le laisse se produire dans une émission de télévision. Bien que la RTB ait desservi la partie francophone de la Belgique, Herman a chanté ses chansons dans ce programme uniquement en néerlandais. »

Herman van Veen semble se souvenir très bien de Jack Say et de son studio bruxellois. « En effet, Jack Say était un musicien complet, un arrangeur endiablé et un homme chaleureux doté d'un sérieux sens de l'humour. Son super petit studio se trouvait au milieu du quartier de fenêtres de prostitution de Bruxelles. C'est là que nous avons enregistré mes deuxième et troisième albums. En tant qu'arrangeur, il était incroyablement pratique. Si les musiciens ne venaient pas, il jouait lui-même de tous les instruments, sans synthétiseur. »

Les arrangements de Jack Say pour l'oeuvre d'Herman van Veen ne passent pas inaperçus. Paul Klare du journal De Tijd, dans une critique de l'album 'Voor een verre prinses' (1970), fait l'éloge des « arrangements orchestraux impeccables du Belge Jack Say. » Et lorsque l'année suivante, l'album 'V' voit le jour, le même journaliste, déçu que seules deux chansons soient accompagnées d'un orchestre, écrit : « L'arrangeur Jack Say aurait simplement dû être davantage sollicité. »

Julio Bernardo Euson est un autre artiste néerlandais avec lequel Jack Say travaille intensivement. Pour Polydor, Say enregistre en tant qu'arrangeur pas moins de six albums avec le crooner arubais en l'espace de quatre ans (1971-1975). Les succès 'Both Sides Now' et 'Julie', entre autres, sont arrangés par Say. Say se souvient d'Euson comme d'une « un personnage très imposant : deux mètres de haut, noir comme de l’ébène, et parlant parfaitement l’anglais, ce qui m’arrangait mieux que le Néerlandais. » 


Interviewé sur ses souvenirs de travail avec Jack Say, Euson lui-même s’est montré totalement élogieux à l’égard de son arrangeur. « Le manager de Polydor m’a fait écouter un enregistrement réalisé grâce à une collaboration entre Herman van Veen et Jack Say. Dans ces arrangements, Jack a ajouté de petites nuances de tonalité dignes de musique classique. J’ai été séduit ! Evidemment, j'ai immédiatement accepté de travailler avec lui. Au début, Polydor était disposé à n'enregistrer qu'un single avec moi et j'ai accepté de faire une reprise de ‘Both Sides Now’ de Joni Mitchell. C’est dans son studio bruxellois que Jack m’a conquis directement lors de notre première rencontre. Jamais, je n’avais rencontré un tel expert en musique. A titre d’information, il faut savoir que jamais de ma vie, non seulement, je n’ai pas suivi de cours de musique mais que je suis incapable même de la lire et que je suis aussi coutumier de problèmes de timing. Assis à mes côtés, Jack m'expliquait patiemment ces choses me conseillant sur la direction à donner à mes pensées durant l’enregistrement. Il était aisé de dialoguer avec une personne aussi chaleureuse. Si je ne me lie pas facilement,  j’adorais travailler avec lui et par, je ne sais quel mystère, cela paraissait réciproque. On peut parler d’une certaine connivence spontanée. »

« L’arrangement de Jack pour ‘Both Sides Now’ a clairement joué un rôle important dans le succès de la chanson », poursuit Euson. « Ensuite, Polydor m’a confié un contrat pour réaliser six albums conjointement avec Jack. A la base, tout a été enregistré à Bruxelles, mais peu après, quelques enregistrements ont été réalisés aux Pays-Bas. Venu à Hilversum pour un enregistrement, Jack a logé chez moi plutôt qu’à l’hôtel, tout comme d’ailleurs, il m’invitait systématiquement à vivre chez lui lors de mes passages à Bruxelles. Au cours de ces années-là, participant régulièrement à des festivals internationaux, je recevais des invitations de Bulgarie, de Pologne et du Chili. J’étais fier de voyager avec un arrangement écrit par Jack, et muni de belles partitions qu’il créait, je rendais les chefs d’orchestre et musiciens fous. Ils les adoraient où que j’aille ! En 1972, à Vinã del Mar au Chili, ‘Julie’, la première chanson que j’ai écrite qui connut le succès, m’a permis de remporter le festival. Une nouvelle fois, sans nul doute, la raison de ce succès revenait, en partie, à l’arrangement de Jack. »

En 1973, Say accompagne Euson en tant que chef d'orchestre à l'Olympiade de la Chanson d'Athènes, un concours de chant à grande échelle qui se déroule en plein air, dans le Stade panathénaïque. Pas moins de 40 pays envoient un concurrent, et Euson ne représente pas les Pays-Bas, mais son île natale d'Aruba. À Athènes, il interprète la chanson ‘Dirty Lady’. 

« C’est en été que le festival a eu lieu », dit Jack Say. « De mon lieu de vacances près de Nice, j’ai pris l'avion pour Athènes, où il a fait encore plus chaud que sur la côte azuréenne - 50 degrés à l'ombre. Euson et son producteur Hans van Baaren s'étaient rendus à Athènes auparavant. J’y ai également rencontré d'autres connaissances, puisque la Belgique était représentée par Tonia et que son chef d'orchestre n'était autre que Willy Albimoor ! Heureusement, compte tenu de la chaleur, les répétitions n'ont pas eu lieu dans le stade, mais dans une salle. Il y avait un assez bon orchestre avec des musiciens venant principalement de Yougoslavie et de Roumanie. De nombreux musiciens parlaient bien le français, de sorte que la communication s'est déroulée sans problème. Ensuite, la répétition générale et la représentation ont eu lieu dans le stade olympique avec 50.000 à 60.000 spectateurs (selon un journal grec, il y en avait même 75.000 - BT). » 

Le stade panathénaïque d’Athènes - aussi appelé par les Grecs le ‘Callimarmaro’ -, rempli pour l'Olympiade de la Chanson de 1973

Pour Euson, ce qui rendait l’événement spécial à Athènes provenait du fait qu’il a pu travailler avec son chef d’orchestre personnel. « Dans la plupart des festivals, venir avec son propre directeur musical était prohibé mais à contrario, le comité organisateur d’Athènes avait encouragé cela. Pour moi, l’occasion de travailler avec Jack était la bienvenue. Le doute s’installe car Jack était en vacances mais je fus agréablement surpris par sa réponse positive. En travaillant avec l'orchestre d'Athènes, Jack a adopté la même approche qu'en studio. A la première répétition, il a divisé l'orchestre, la section rythmique jouant d'abord, suivie par le groupe des cuivres puis par les cordes pour enfin, les rassembler tous. Cela semblait fantastique ! Lors de cette répétition, alors qu'un musicien faisait une fausse note, Jack a simplement arrêté l'orchestre, calmement pointant du doigt le saxophoniste: « Vous jouez cette note, alors que c’est censé être celle-ci ! » Je ne réussis pas à comprendre qu’il ait pu percevoir cela au vu de toute la cacophonie rendue par les musiciens, mais je suppose que c'était cela tout simplement son talent, à Jack. »

En soirée, pour la finale, Euson était clairement le favori du public, comme se souvient Jack Say : « Lorsque Euson est entré en scène, les applaudissements ont été tellement assourdissants que j'ai à peine pu entendre l'orchestre lorsque j'ai prononcé la dédicace - tout comme Euson lui-même, qui s'est retrouvé brièvement en difficulté, mais cela n'a pas eu d'importance ; le public s'était déjà extasié lors de la répétition générale et nous a applaudis de manière exubérante. Euson s'est produit dans un costume blanc impeccable et a chanté de manière fantastique. Le public nous a applaudis à tout rompre. Lorsque les juges ont annoncé les résultats, Euson a terminé deuxième derrière une Canadienne (Julie Arel avec "Kamouraska" - BT). Le public est devenu fou de rage et tous ont jeté leurs coussins sur la scène. La plupart d'entre eux sont descendus à l'orchestre. Ils pensent qu'Euson aurait dû gagner et crient bruyamment : « Aruba, Aruba, Aruba ». Un micro est alors allumé et un annonceur proclame qu'une erreur a été commise lors de la lecture des résultats, le Canada et Aruba ayant en réalité terminé à la première place ex æquo. Les deux chansons sont reprises, Euson est acclamée et la Canadienne est huée. Pour elle, c'est dommage car sa chanson était bonne. »  

Euson confirme que les événements se sont bien déroulés comme Jack Say l’a rappelé. « Oui, c'est ce qu’il s’est produit : quand le jury a décidé d'attribuer le premier prix au Canada, le public ne l’a pas accepté et la situation s’avérait tendue. C’est pour cette raison que le comité organisateur a estimé qu’il fallait agir pour calmer l’atmosphère : le Canada conservait le premier prix mais un nouveau prix fut inventé. Ils ont donc annoncé au public qu’il y aurait un prix spécial, le Grand Prix : « Et la première personne à remporter le Grand Prix du Festival d’Athènes est Euson d’Aruba ! ». Suite à cette annonce, la foule s’est déchaînée. Rappelé sur scène pour une reprise, je me suis vu offrir des fleurs et autres récompenses du même style. Sans déterminer exactement les causes de cette ambiance, je sais toutefois que le public grec était de mon côté – et ce dès le début. Ma rémunération était identique au cachet de la chanteuse canadienne ; ce qui, bien entendu, me satisfaisait pleinement ! »

Selon un journal néerlandais, c’est un ministre grec qui serait intervenu pour attribuer à Euson un prix supplémentaire. Le journal grec Hellenic Tribune, par l’intermédiaire du journaliste Alex Vournazos, ajoute : « Lorsque Euson a quitté le stade, le bus qui devait le ramener à son hôtel a été retenu pendant plus d’une heure par la foule enthousiaste. Sa prestation a rappelé le concert du grand musicien Louis Armstrong. Les Grecs sont des amateurs de bonne musique. Ils sont critiques et peu généreux dans leurs applaudissements. Je n’ai vu que deux fois le peuple grec aussi exalté : à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque nous avons appris que nous étions à nouveau libres, et après le concert de Louis Armstrong. » 

Photo d’un journal grec montrant Euson flanqué (à gauche) de la chanteuse yougoslave Irena Raduka, qui a remporté le troisième prix à l'Olympiade de la Chanson, et (à droite) de la gagnante canadienne Julie Arel

Outre son travail de chef d'orchestre pour la RTB, Jack Say a aussi régulièrement assuré l'accompagnement de la BRT lorsque son collègue flamand Francis Bay, de l'Orchestre de télévision de la BRT, était malade. Il a ainsi assuré l'accompagnement d'une émission de Louis et Conny Neefs, Zus en Zo. En 1977, il a reçu la demande inattendue de diriger la contribution belge au Festival Nordring à Copenhague pour le compte de la Société flamande de radiodiffusion. Dans le cadre du Festival Nordring, auquel participaient des stations de radio d'Europe du Nord et de l'Ouest, chaque équipe présentait un morceau de musique d'une durée de trois quarts d'heure. 

« Quatre jours seulement avant la diffusion, j'ai été contacté par Ward Bogaert, producteur à la BRT, » se souvient Jack Say. « L'arrangeur original du morceau, Koen De Bruyne, était décédé très soudainement. Ward m'a demandé de prendre la relève et de diriger les arrangements de Koen à Copenhague. En raison de mon travail intensif en studio, je n'ai eu l'occasion de jeter un coup d'oeil à la partition que dans l'avion qui m'emmenait au Danemark. C'est là que j'ai découvert qu'elle était truffée d'erreurs. De Bruyne était un type formidable... je l'aimais beaucoup. C'était aussi un excellent pianiste, mais je crois qu'il n'avait jamais écrit d'arrangement de sa vie, car rien n'avait de sens. Cela aurait été une cacophonie ! À Copenhague, l'organisation m'a donné une pile de papier à musique. Je me suis donc mis au travail en toute hâte, en corrigeant en partie les parties orchestrales et en les réécrivant complètement, tout en respectant l'idée originale de De Bruyne. Cela m'a pris plusieurs jours. Le résultat était raisonnable, pas génial, mais au moins, nous n'avions pas l'air d'idiots. »

« L'année suivante, c'était le festival Nordring à Oslo et j'y ai de nouveau dirigé la contribution de BRT, cette fois pour un autre producteur (Yvonne Verelst - BT). Pour cela, j'ai écrit les arrangements en collaboration avec Bob Porter. Nous avions avec nous, entre autres, Claude Lombard, une excellente chanteuse, ainsi que de formidables musiciens, dont Fats Sadi et Marc Mercini, qui a joué un grand solo de trombone. Nous avons eu beaucoup de succès là-bas, plus qu'à Copenhague. Dans les deux cas, c'était des journées amusantes - sortir dans un autre pays avec un groupe de collègues belges. En dehors des répétitions, nous cherchions surtout des restaurants où l'on pouvait manger un peu correctement, car ce n'est pas vraiment la spécialité scandinave ! »

Dans la seconde moitié des années 1970, Jack Say laisse de plus en plus à d'autres le soin d'arranger et de produire dans son Studio DES. Le studio fonctionne toujours bien ; Frank Michael, entre autres, et les groupes de rock Machiavel et Blue Rock y enregistrent leurs oeuvres. Le premier mixage du succès mondial et classique disco 'Born To Be Alive' a été réalisé dans le petit studio bruxellois. 

Au travail comme producteur au Studio DES avec le groupe prog-rock belge Machiavel (1975)

L'un des jeunes musiciens de studio qui ont travaillé au Studio DES à la fin des années 1970 et au début des années 1980 était le synthétiseur flamand Rony Brack. « C'était toujours agréable de travailler au Studio DES - et je ne dis pas cela parce qu'il se trouvait dans le quartier chaud de Bruxelles ! Dans le studio, on pouvait presque sentir l'odeur de l'histoire de la musique; tous ces grands succès du passé enregistrés ici ! Francis, l'ingénieur du son, était un homme très agréable, qui veillait à ce que l'atmosphère du studio soit détendue... et qui n'avait pas envie d'entendre toutes ces histoires du passé ? Au bar, une grande partie de la clientèle était composée des meilleurs musiciens de la génération précédente qui étaient heureux de partager leurs expériences avec nous. Le rire était permis ! Nous nous retrouvions régulièrement au bar, tard dans la soirée, pour échanger des anecdotes. Jack Say était généralement assis au bar pour superviser les choses - un homme âgé et sympathique avec beaucoup d'expérience dans le domaine. Les conversations avec lui étaient toujours intéressantes. Je n'oublie pas de mentionner que le bar disposait également d'un restaurant avec un chef fantastique. 
Les pauses déjeuner au Studio DES étaient un vrai régal, et un changement bienvenu par rapport aux sandwichs avec lesquels les musiciens de studio survivaient habituellement à la journée. Je ne garde que de bons souvenirs de cette époque ! »

Entre-temps, les restrictions budgétaires à la RTB (rebaptisée RTBF en 1977) entraînent la dissolution de son orchestre de divertissement en 1978. Malgré tout, Jack Say continue à travailler dur pendant cette période. Il faut notamment souligner ses activités pour la SABAM, l'association belge des auteurs, compositeurs et éditeurs. À partir de 1971, il est membre des commissions des droits d'auteur et de la promotion de la musique belge à l'étranger - et à partir de 1975, il devient également président de ces deux collèges. 

« Le réunions du Conseil d’Administration avaient lieu chaque mardi, et les commissions, une fois par mois, en fonction des matières à discuter », explique Jack Say.  Au bout de quelques temps, une certaine routine s’est installée et cette occupation ne dérangeait pas trop mes autres activités. Néanmoins, j'étais de moins en moins présent au studio pendant cette période. Je laissais les opérations quotidiennes à d'autres. C'était un club de collaborateurs très soudé et les choses fonctionnaient bien sans moi. C'est ainsi que je me souviens J.J. Lionel a enregistré 'La danse des Canards' chez nous, mais le grand succès de Claude Barzotti 'Madame' a également vu le jour au Studio DES. »

« Entre-temps, j'avais fait construire une petite villa sur la Costa del Sol, à mi-chemin entre Malaga et Marbella, car je ne voulais plus qu'une chose : partir me détendre, loin du monde de la musique. À partir de 1980, ma femme et moi passions déjà une grande partie de l'année en Espagne. En 1982, j'ai pris ma retraite et j'ai vendu le Studio DES à environ quatre personnes qui étaient déjà impliquées dans l'entreprise. Malheureusement, le studio a fait faillite peu après mon départ. J'ai continué à travailler sur commande à la SABAM jusqu'en 1985, année où nous avons vendu notre maison à Bruxelles pour nous installer définitivement en Espagne. »

Au moment de sa retraite en 1982

Malgré son désir de paix et de tranquillité, le sang d'Ysaye semble également s'insinuer sur la côte espagnole, là où il ne peut pas vraiment aller. « A peine installée définitivement là-bas, j’ai été jouer de la clarinette de temps à autres pour le pied dans un bar avec un excellent pianiste anglais et sa femme qui chantait tous les classiques du jazz. Nous avons alors formé un petit groupe avec d’excellents musiciens… et nous allions jouer nos trois sets deux à trois fois par semaine dans les bars et restos branchés de la Costa où, cette fois, nous étions très bien payés. On a même accompagné des comédies musicales au Théâtre de Fuengirola ! En tout et pour tout, cet épisode en tant que clarinettiste dans ce groupe de jazz a duré environ cinq ans. »

« Par ailleurs, à la demande de la RTBF, j'ai animé la partie belge d'une autre émission ponctuelle à Genève, diffusée dans tous les pays francophones sous le titre Chantons français. Du sud de l'Espagne j’ai pris l’avion pour la Suisse. En Suisse, j'ai travaillé avec l'Orchestre de la Suisse Romande. Ce fut un séjour très agréable. Par ailleurs, ma femme et moi retournions régulièrement en Belgique pour rendre visite à la famille. Après le décès de ma femme, je suis retourné en Belgique en 2006. J'y ai d'abord habité avec l'un de mes enfants à Rhode-Saint-Genèse. »

Dans les dernières années de sa vie, Jacques Ysaye, accompagné de son jeune frère Michel, se préoccupe principalement de perpétuer l'héritage de son grand-père Eugène. En 2012, les deux frères ont été invités ensemble à la 75e édition du Concours Reine Elisabeth, fondé à l'origine sous le nom de Concours Ysaye ; cette année-là, le deuxième prix du concours a été officiellement rebaptisé Prix Ysaye. 

« Trois ans auparavant, nous avions été invités aux différentes épreuves du concours et à la remise des prix, mais le geste en était resté là. Il y avait donc enfin la reconnaissance officielle que le Concours Reine Elisabeth était issu du Concours Ysaye de 1937. Cette fois, le Comte de Launoit nous a présenté officiellement à la Reine Fabiola, et nous avons eu le privilège de nous asseoir, mon frère et moi, de chaque côté de Sa Majesté, et de pouvoir lui parler à bâtons rompus pendant une dizaine de minutes. Je lui ai dit que nous étions enchantés que le nom de notre aïeul soit à nouveau associé à tous les événements touchant le concours, mais que nous déplorions que le Prix Ysaye soit attribué au 2ème lauréat… et non au premier. Elle me répondit gentiment, en serrant mon bras : « Mais dans ce cas, ce serait mon prix qui serait supprimé ! » Elle m’a cependant assuré qu’elle se pencherait sur ce problème. (…) [Elle avait] une connaissance approfondie de tout ce qui touche au concours et les raisons pour lesquelles il a changé de nom. Elles sont simples : l’opposition de la famille, en 1938, d’étendre le concours à d’autres instruments que le violon – quelle erreur ! – et les malversations de l’administrateur de l’époque. » 

En 2011, Jacques Ysaye a quitté Rhode-Saint-Genèse pour s'installer dans une maison de retraite à Uccle, dans la banlieue sud de Bruxelles. C'est là qu'il est décédé en 2017, à l'âge de 95 ans. 

Ysaye (à l'extrême droite) dans les coulisses du Concours Reine Elisabeth 2012 avec son frère Michel (à gauche) et le violoniste tchèque Josef Špaček, l'un des finalistes du concours

CONCOURS EUROVISION DE LA CHANSON 

Le tout premier Concours Eurovision de la chanson, qui s'est tenu à Lugano en 1956, a impliqué Jack Say, non pas en tant que chef d'orchestre, mais en tant que compositeur. Chaque pays envoya deux chansons et la première des deux contributions belges, la mélancolique 'Messieurs, les noyés de la Seine', avait été composée par Say en collaboration avec son ami Jean Libotte (sous le pseudonyme de Jean Miret), tant au niveau des paroles que de la musique. Les paroles sont de Robert Montal. 

Lorsque nous interrogeons Jack Say sur la genèse de la chanson, il relate : « Les paroliers et les compositeurs ont reçu un appel de la direction de la branche francophone de l'INR, le radiodiffuseur national, les invitant à soumettre des chansons. J'ai alors contacté mon bon ami Jean Libotte. Il travaillait comme directeur des ventes chez Volkswagen à Bruxelles, il n'était donc pas un musicien professionnel, mais un chanteur amateur méritant. Il était également compositeur amateur ; il jouait un peu de piano et c'est ainsi qu'il créait ses chansons. Comme nous nous connaissions, je l'aidais régulièrement à mettre ses compositions sur papier, car il ne savait pas lire les notes. Avant le concours Eurovision de la Chanson, Jean avait déjà chanté des chansons dans des concours à Knokke et même à Deauville, où nous avions signé ensemble pour la musique, mais le grand succès n'a pas été au rendez-vous. Il n'est jamais devenu un chansonnier populaire auprès du grand public. »
 
« Comme Jean et moi nous nous connaissions bien, nous avons décidé d'écrire quelque chose ensemble pour le Concours Eurovision de la chanson lorsque la demande du radiodiffuseur m'est parvenue. J'ai toujours aimé participer à des festivals. J'étais musicien professionnel ; et quand on est compositeur , vous rêvez d'écrire un jour une chanson qui connaîtra un grand succès. L'Eurovision pourrait être un moyen d'y parvenir. Nous nous sommes retrouvés chez moi pour écrire quelque chose. Le parolier, Robert Montal, de son vrai nom Robert Frickx, était un cousin de Jean. Il était professeur de français et de latin dans une grande école de Bruxelles. Robert était un type spécial. Il avait cinq ans de moins que moi, mais quand on le voyait, on l'estimait quinze ans plus vieux qu'il ne l'était en réalité. Ce garçon était né vieux ! En termes de caractère aussi. Il est amusant de constater qu'il avait une femme très vive, mais qu'il était de nature mélancolique. Il était totalement absorbé dans le cocon de son métier d'enseignant. Écrire des poèmes et des textes était son hobby. »

« Nous nous sommes assis tous les trois chez moi en même temps ; Jean et moi au piano, tandis que Robert s'asseyait avec nous pour les paroles. C'est ainsi que nous avons créé une chanson, où les mots et la musique étaient créés en même temps. Parfois, nous jouions quelque chose au piano, et Robert essayait ensuite d'écrire des paroles ; ou inversement, il proposait une ou quelques lignes de poésie, et nous cherchions ensuite une solution musicale. En fait, c'est la situation idéale quand on veut faire une chanson. Bien que les textes soient entièrement au nom de Robert, Jean y a beaucoup contribué. Il s'est assuré que les paroles finales correspondaient bien à la musique. Bien sûr, il s'agissait d'une chanson spéciale pour un tel concours, puisqu'elle parle d'un suicide imminent. Si vous aviez connu Robert, vous n'en auriez pas été surpris. Après tout, c'était un homme sombre. »

Parmi les chansons proposées, un jury professionnel sélectionne dix morceaux pour la finale nationale, dont 'Messieurs, les noyés de la Seine', interprété par le crooner Fud Leclerc. Lors de la présélection, un second jury désigne ensuite cette chanson comme gagnante, tandis que le public, par carte postale, choisit comme favori "Le plus beau jour de ma vie", un morceau de David Bee (pseudonyme du musicien de jazz Ernest Craps), interprété par la chanteuse Mony Marc. Fud Leclerc et Mony Marc gagnent ainsi un ticket pour la finale internationale de Lugano. 

Lors de la finale nationale de 1956 à Bruxelles, de gauche à droite : Léo Souris, Fud Leclerc, Mony Marc, Henri Segers et Jacques Goossens - ce dernier aurait pu être le présentateur du programme

L'incertitude règne sur l'orchestre qui a accompagné cette première finale nationale belge. Il existe une photo des deux artistes lauréats avec de part et d'autre Léo Souris, pianiste de jazz et chef d'orchestre, et Henri Segers, le leader du big band de l'INR, qui dirigera l'orchestre à cinq reprises lors de l'inscription au concours de la chanson belge entre 1960 et 1972. Segers avait joué toutes les partitions pour le jury lors de la sélection interne des 10 chansons finales. Souris et Segers étant tous deux pianistes, il est évident que Segers jouait du piano dans l'orchestre, tandis que Souris dirigeait l'ensemble. C'est finalement Léo Souris qui accompagnera les deux candidats belges à Lugano pour diriger l'orchestre à leur place. 

Lorsque nous demandons à Jack Say s'il se souvient de la raison pour laquelle Souris, et non Segers, a été envoyé en Suisse, lui aussi ne peut que deviner. « Je n'étais pas présent à Lugano et il n'a jamais été question que je dirige moi-même la chanson, » dit-il. « Si l'on a parlé de Segers comme chef d'orchestre pour Lugano, je pense qu'il n'a pas pu ou n'a pas voulu y aller pour des raisons personnelles - et c'est donc Souris qui a été choisi. En fait, Henri Segers n'était pas non plus un grand chef d'orchestre, et son orchestre à l'INR était un pur big band, c'est-à-dire sans cordes. Léo Souris, en revanche, disposait à l'époque d'un orchestre de divertissement d'une vingtaine de musiciens, avec lequel il était possible d'organiser des concerts. Il se produit à la Taverne du Palace, place Rogier à Bruxelles. Le chanteur attitré était un Flamand, Jean Walter, qui était à l'aise dans les répertoires français et anglais. J'ai écrit de nombreux arrangements pour cet orchestre. Léo était un excellent musicien, avec lequel j'ai toujours eu de très bonnes relations. Plusieurs fois, il a joué comme pianiste dans un orchestre que je dirigeais. Léo était d'ailleurs le frère d'André Souris, qui a dirigé pendant un certain temps l'orchestre classique de l'INR. »

« J'ai suivi le festival de Lugano à la télévision. Nous avions un tel appareil à la maison à l'époque ! Je me souviens aussi très bien du gagnant, 'Refrain' de Lys Assia. C'était une chanson d'une qualité extraordinaire... une composition au ton particulièrement compliqué. Elle a également dû être difficile à interpréter pour la chanteuse, surtout au premier essai. Il est assez surprenant qu'une chanson aussi difficile ait été récompensée, mais d'un autre côté, il ne faut pas oublier que le jury de l'époque était composé de musiciens professionnels. Ils pouvaient naturellement apprécier une telle composition. »

Le jury international n'ayant pas annoncé d'autre résultat que celui de la chanson gagnante, on ne sait pas exactement à quelle place les autres chansons ont terminé. Toutefois, selon une source non officielle et jamais confirmée, 'Messieurs, les noyés de la Seine' se serait classée troisième, derrière Lys Assia et le candidat ouest-allemand Walter Andreas Schwarz. 

« Par la suite, nous avons eu quelques problèmes en Belgique avec notre chanson, » conclut Jack Say dans ses souvenirs du festival de Lugano. « Car il s'est avéré qu'à l'époque, il y avait aussi une chanson de Philippe Clay, un chanteur français, qui était très similaire à notre chanson en termes de paroles. Elle s'appelait "Le noyé assassiné" - et elle existait avant la nôtre ! Il faut croire que ni le parolier, ni Jean, ni moi n'avions jamais entendu parler de cette chanson française. Cela n'avait rien à voir avec la mélodie, juste avec les paroles. Les thèmes étaient très similaires. Nous avons pourtant été pris à partie par la SABAM, mais c'est tout, car notre chanson n'a jamais été enregistrée. »

Fud Leclerc interprète 'Messieurs les noyés de la Seine' sur la scène du festival de Lugano avec l'orchestre dirigé par Léo Souris

Au cours des années suivantes, Jack Say continue à participer au festival sous diverses formes. En 1957, l'une de ses chansons participe au tour préliminaire organisé par les Flamands : 'Voor jou, chérie', sur des paroles de Nelly Byl, est interprétée lors d'un tour préliminaire par Wim Van de Velde, mais n'atteint pas la finale. Deux ans plus tard, en 1959, Jack Say tente sa chance lors de l'épreuve préliminaire flamande, dans laquelle il est désormais représenté par pas moins de deux chansons ; cependant, 'Twee harten, één gedachte' et 'In d'eenzaamheid', interprétées respectivement par Eric Franssen et Al Verlane, échouent toutes deux en demi-finale.
 
L'année intermédiaire, en 1958, la section francophone de l'INR organisa la finale nationale, au cours de laquelle Henri Segers dirigea l'orchestre sur dix chansons, dont les titres et les compositeurs sont aujourd'hui introuvables. Pour la chanson gagnante, 'Ma petite chatte', pour laquelle Fud Leclerc signe à nouveau l'interprétation, Jack Say n'intervient pas en tant que compositeur, mais comme arrangeur de la version live. En outre, cette année-là, il fait partie du jury qui distribue les points belges lors de la finale internationale, qui a lieu cette année-là à Hilversum. 

« Ce n'était pas la seule fois, » explique Say. « Au total, j'ai fait partie de ce jury deux ou trois fois. Cependant, le festival de 1958 reste pour moi un événement marquant. Quelques heures avant la diffusion, nous nous réunissions déjà avec le jury. Dans les bureaux de la radiodiffusion, nous avons eu droit à un excellent dîner. Il s'agissait d'un jury de dix personnes, dont certaines étaient des musiciens professionnels, d'autres des journalistes... et, comme vous le savez peut-être, il n'y a pas de meilleur moyen de rendre les journalistes heureux qu'avec de la bonne nourriture ! L'un des autres musiciens était David Bee, le père de Claude Lombard. Pendant ce dîner, nous avons eu un contact téléphonique avec la dame qui faisait le commentaire à Hilversum pour la télévision belge (probablement Paule Herreman - BT). Elle nous a expliqué que, de l'avis unanime des journalistes présents sur place, la candidature italienne était de loin la meilleure. Elle a ajouté que nous devions absolument voter pour lui. »
 
« Cette contribution italienne était, bien sûr, 'Volare' de Domenico Modugno. C'était une chanson magnifique, qui allait également devenir un véritable succès mondial. Nous étions dix, assis dans un petit studio de l'INR à Bruxelles, et lorsque nous avons entendu cette chanson, nous nous sommes dit : « C'est le gagnant... il n'y a pas moyen ! » Je pense que nous avons donné tous nos points du jury à Modugno. Qu'en dites-vous ? N'était-ce en fait que 4 points sur 10 ? Eh bien, je peux vous assurer que ces 4 points provenaient tous des musiciens professionnels ! La chanson d'André Claveau qui a gagné le concours de la chanson était certes belle, mais elle n'est pas devenue un tube comme 'Volare'. »

Fud Leclerc sur la scène du festival à Hilversum (1958)

En 1960, Jack Say se lance à nouveau dans la compétition belge. Avec Robert Montal, le parolier avec lequel il avait déjà travaillé sur 'Messieurs, les noyés de la Seine', il écrit 'Mon amour pour toi'. Lors de la présélection, la chanson, toujours interprétée par Fud Leclerc, est déclarée gagnante par le jury professionnel. 

« La genèse de cette chanson est quelque peu différente de celle de 'Messieurs, les noyés de la Seine', » explique Jack Say. « Alors qu'en 1956, nous nous sommes réunis avec trois auteurs et avons créé la chanson ensemble, c'est Robert Montal qui avait déjà écrit les paroles, qui m'ont été apportées par Jean Miret. Dans ces années-là, j'ai travaillé en étroite collaboration avec Jean sur le Grand Prix des Variétés à Radio Luxembourg. Jean avait déjà essayé d'écrire une musique sur ce texte, mais il était resté bloqué. »

« Quand j'ai lu ce texte, je l'ai tout de suite aimé. « Mon amour pour toi, c'est comme la mer quand personne n'a marché sur le sable, » c'est une belle trouvaille ! J'ai réussi à faire une musique pour l'accompagner, mais c'était très compliqué pour une telle chanson. Rétrospectivement, j'aurais dû adopter une approche un peu plus accessible. Harmoniquement, il se passe pas mal de choses dans la chanson... il y a beaucoup de changements de tonalité. Pour Fud, c'était un morceau difficile à apprendre. Il est venu plusieurs fois chez moi. Là, avec l'aide d'une bande orchestrale, nous avons travaillé ensemble sur l'interprétation. »

Malgré la structure mélodique compliquée de 'Mon amour pour toi', ou peut-être grâce à elle (le résultat de la présélection a été décidé par un jury professionnel !), Jack Say parvient une fois de plus à se qualifier pour la finale du festival international de la chanson, qui se tient cette fois à Londres, avec une création de son cru. La chanson termine à une belle sixième place. Pourtant, Say ne pouvait pas être totalement satisfait de la prestation. Ceci était particulièrement lié au rôle d'Henri Segers, qui avait dirigé la présélection à Bruxelles et qui faisait ses débuts sur la scène de l'Eurovision à Londres en tant que chef d'orchestre pour la Belgique.
 
« Cette fois, j'étais là, » se souvient Jack Say. « C'était très court, je crois, un jour et une nuit - un billet aller-retour. Fud Leclerc et Henri Segers s'étaient rendus en Angleterre plus tôt pour les répétitions. J'ai assisté à une répétition, la répétition générale. La prestation de Fud était vraiment excellente, mais quelque chose a mal tourné pendant le concert. Je n'étais pas dans la salle, mais j'ai suivi le concert depuis les coulisses sur un moniteur. L'orchestre s'est mis en route, mais le tempo indiqué par Henri Segers était trop lent. Fud Leclerc s'est retrouvé bloqué. Ces moments ont dû être difficiles pour lui, car la chanson n'a pas pris l'élan qu'elle aurait dû avoir. Heureusement, le score n'a pas été décevant, mais nous en avons parlé après coup. Segers a immédiatement reconnu son erreur. « J'ai indiqué la première mesure trop lentement et j'ai ensuite essayé d'accélérer le tempo, mais l'orchestre ne m'a pas suivi, » a-t-il déclaré. Nous avons alors compris qu'Henri était plus un musicien de jazz qu'un véritable chef d'orchestre. Il n'avait pas la technique suffisante pour corriger son erreur. »

L'équipe du festival belge en 1960, de gauche à droite : interprète, compositeur/arrangeur, parolier, chef d'orchestre

Deux ans plus tard, Jack Say se présente à nouveau à la présélection belge en tant que compositeur. Il écrit 'Toi, mon copain' sur des paroles de Robert Charles Lanson, qui avait remporté le Grand Prix des Variétés en 1960. Lors des éliminatoires du concours de la chanson, la prestation de Lanson n'a pas convaincu le jury. La chanson 'Toi, mon copain' est battue par l'interprétation de 'Ton nom' par Fud Leclerc. 

En 1968, Jack Say devient chef de l'orchestre de danse de la RTB, le radiodiffuseur de la communauté francophone de Belgique. À ce titre, il dirige le concours de chant La Caméra d'Argent, qui dure plusieurs saisons et qui est très populaire auprès des téléspectateurs de la partie francophone de la Belgique. En 1970, lorsque la RTB doit à nouveau proposer un candidat au Concours Eurovision de la Chanson, une grande présélection est choisie sur le modèle de La Caméra d'Argent. Le programme, baptisé Chansons Euro '70, s'étalera sur six tours préliminaires, deux demi-finales et une finale. Johnny White, Serge & Christine Ghisoland, Ann Christy et Nicole Josy ont participé à l'émission. Des vedettes telles que Georges Moustaki, France Gall et Adamo ont également fait des apparitions en tant qu'invités. Bien entendu, l'émission était encadrée musicalement par l'orchestre de divertissement de Jack Say, qui a dû être remplacé dès le premier épisode par son collègue flamand Francis Bay pour cause de maladie.

« Je dois avouer que je ne me souviens de rien de tout cela, » déclare Jack Say, « mais je ne suis pas surpris que Francis Bay m'ait remplacé lorsque j'étais malade. Francis n'était pas un homme facile, mais nous avions d'excellents rapports professionnels. Inversement, je l'ai aussi régulièrement remplacé à l'orchestre de télévision de la BRT lorsqu'il était indisposé. Par exemple, dans les années 70, j'ai réalisé une émission avec Louis Neefs et sa jeune soeur Conny, qui a été diffusée à la BRT sous le titre Zus en Zo. »
 
Le vainqueur de Chansons Euro '70 est un jeune homme de 28 ans originaire de Verviers, Jean Vallée, qui avait déjà remporté le Prix de la Chanson Française à Spa en 1966. Lors des éliminatoires de l'Eurovision, il a battu la concurrence avec sa propre chanson 'Viens l'oublier', qui a été publiée en single par la branche française de Philips dans un arrangement réalisé par l'un des meilleurs orchestrateurs parisiens, Alain Goraguer. Lors de la finale internationale du concours Eurovision de la chanson, qui s'est déroulée au centre de congrès RAI d'Amsterdam, la chanson a été interprétée dans cet arrangement, mais le Metropole Orchestra était dirigé par le chef d'orchestre de l'épreuve préliminaire belge lorsque la chanson a été interprétée par Jean Vallée - ce qui a permis à Jack Say de se préparer à une nouvelle participation à l'Eurovision, ce qui signifiait en même temps ses débuts sur la scène de direction du festival. Cependant, il n'était pas particulièrement nerveux à l'idée d'y participer. 

« Diriger dans un studio d'enregistrement et diriger devant un public sont deux choses différentes. En studio, l'arrangeur dirige l'orchestre et ce que vous faites doit être principalement intentionnel, mais en public, c'est autre chose. En public, c'est autre chose, parce qu'il y a aussi une part de spectacle. J'ai appris cela sur le tas. Le véritable travail d'un chef d'orchestre dans une émission de télévision se déroule pendant les répétitions. Lorsque les répétitions sont bonnes, l'orchestre pourrait tout aussi bien jouer sans chef, pour ainsi dire. Vous dirigez alors pour le public et plus vraiment pour l'orchestre. En tant que chef d'orchestre, vous faites partie du spectacle, et vous devez donc aller un peu trop loin dans vos mouvements. En ce qui me concerne, je dois reconnaître que je me comportais un peu différemment en tant que chef d'orchestre lorsqu'il y avait un public. »

Jean Vallée lors de son interprétation de ‘Viens l'oublier’ au Concours Eurovision de la Chanson à Amsterdam en 1970

« Lors de la répétition générale à Amsterdam, Jean Vallée était en très bonne forme. Les journalistes l'ont même identifié comme le favori. Après cette répétition générale, je suis allé avec Jean et quelques autres dans un café en face de la RAI, où il y avait un billard. J'aimais bien jouer au billard à l'époque et Jean s'y est mis. C'était très décontracté. Nous nous sommes donc amusés pendant environ une heure, jusqu'à ce que la femme de Jean entre en trombe. « Je t'ai cherché partout, » a-t-elle crié. « Où étais-tu ? Tu dois te préparer pour l'émission de ce soir ! » Elle l'a replongé dans le stress que j'essayais de lui éviter. J'ai toujours pensé qu'il fallait penser à autre chose, précisément dans les heures qui précèdent une prestation télévisée. La prestation de Jean au festival de la chanson était bien, mais un peu moins naturelle que lors des répétitions. » 

Après avoir terminé à une huitième place quelque peu décevante, l'équipe belge s'est rendue à l'hôtel. « Là, nous voulions prendre un autre verre avec toute l'équipe, mais le bar était déjà fermé... et j'étais le seul à avoir un réfrigérateur dans ma chambre. Nous nous sommes donc retrouvés à huit dans cette petite chambre. Les uns se sont assis sur les deux lits, les autres sur les deux ou trois chaises qui se trouvaient là, pour trinquer à notre amitié commune. J'ai servi des boissons à tout le monde dans des gobelets en plastique. La commentatrice de la RTB (il s'agit probablement de Paule Herreman - BT) était assez grosse, pour ne pas dire plus. Elle s'est étalée sur l'un des lits. Pour l'avoir essayé, je savais que le lit avait une fonction de massage - et sans qu'elle s'en aperçoive, j'ai enclenché le mécanisme ; je peux vous dire que le spectacle des parties de son corps se secouant d'avant en arrière nous a tous plongés dans un fou rire incontrôlable... mais le pire, c'est qu'elle ne pouvait plus se relever, parce que j'avais réglé la fonction de vibration sur le niveau le plus élevé et que l'éteindre ne fonctionnait plus ! Finalement, le liftier nous a rejoints, car il était déjà plus d'une heure du matin et, nous a-t-il dit, nous causions des nuisances sonores intolérables ! »

En 1972, lorsque la RTB francophone a de nouveau accueilli un tour préliminaire de l'Eurovision, Jack Say n'a pas été impliqué en tant que chef d'orchestre, bien qu'il ait fait partie du personnel du radiodiffuseur en tant que tel et qu'il ait accompagné avec son orchestre plusieurs programmes de spectacles couronnés de succès. C'est donc Willy Albimoor qui a dirigé l'orchestre lors de la présélection, au cours de laquelle seules quatre chansons ont concouru, toutes interprétées par Serge et Christine Ghisoland. Albimoor, un Flamand, avait également arrangé les quatre chansons du disque, ce qui faisait de lui le chef d'orchestre logique pour ce programme. Bien que n'étant pas chef d'orchestre, Jack Say a joué un rôle dans l'événement ; l'une des quatre chansons, 'Vivre sans toi', était la sienne, sur des paroles de son vieil ami Jean Miret. Cette chanson a terminé en troisième position, le public ayant choisi l'assez ringard 'A la folie ou pas du tout'. Lors de la finale internationale d'Edimbourg, le couple Mouscron termine donc à une décevante avant-dernière place. 

En revanche, dans la capitale écossaise, lors de l'interprétation de Serge & Christine Ghisoland, l'orchestre n'était dirigé ni par Willy Albimoor, ni par Jack Say, mais par Henri Segers. Il est possible qu'Albimoor ait été écarté parce qu'il était Flamand, ou qu'il ait lui-même demandé à être remplacé en raison de son manque d'expérience en tant que chef d'orchestre sur une grande scène. Mais pourquoi alors la chaîne a-telle choisi comme doublure Segers, qui ne s'était pas produit en tant que chef d'orchestre depuis des années, au lieu de Jack Say ? 

« Il est possible que je n'aie pas été disponible à ce moment-là", répond ce dernier. "Je ne me souviens pas exactement. Mais il y avait autre chose avec les Ghisolands... Écoutez, leurs chansons n'étaient pas mauvaises, mais il était très désagréable de travailler avec eux. Je ne m'entendais pas bien avec eux et mes rapports professionnels avec eux étaient médiocres. Lorsqu'ils sont allés à Édimbourg, je n'ai certainement pas insisté pour les accompagner. Inversement, ils n'auraient pas non plus exigé que je les accompagne. C'est peut-être pour cette raison qu'ils ont fait appel à Henri Segers. Il avait rejoint le radiodiffuseur après avoir démissionné de son poste de chef d'orchestre du big band de la RTB en 1966. Il avait un travail de bureau - en tant que producteur de musique légère, mais il ne sortait plus grand-chose de ses mains, car il avait une santé fragile. Le festival de la chanson d'Édimbourg est peut-être la dernière fois qu'il s'est produit pour la télévision. »

Serge et Christine Ghisoland en tant que représentants de la Belgique au Concours Eurovision à Édimbourg (1972)

Bien que Jack Say soit resté nominalement employé par la RTB(F) comme chef d'orchestre jusqu'en 1978, il n'a plus été sollicité pour le Concours Eurovision de la chanson pendant le reste des années 1970. Les candidats délégués par le radiodiffuseur francophone ont toujours travaillé avec leurs propres arrangeurs de disques, invariablement français. En 1980, la participation de la RTBF, la parodie 'Euro-vision' de Telex, a même été jouée sans accompagnement orchestral. Enfin, en 1982, Jack Say a eu l'occasion de diriger une seconde fois l'orchestre de l'Eurovision. Lors de la présélection de la RTBF, c'est Stella Maessen qui a remporté la victoire avec 'Si tu aimes ma musique', un rythme disco entièrement produit par des Flamands, avec un arrangement où le synthétiseur domine. À l'origine, les paroles de la chanson étaient écrites en anglais par Rony Brack

Lorsque nous demandons à Stella Maessen comment, en tant que Néerlandaise aux racines indiennes, elle a obtenu le billet pour le festival de la chanson de Harrogate, en Angleterre, au nom de la RTBF francophone, elle répond : « À l'époque, je vivais en Flandre. En 1981, j'enregistrais quelques chansons avec mon équipe de production - Fred Bekky, Bob Baelemans et Luc Smets. L'une d'entre elles ressemblait à mes oreilles à une chanson typique de festival... une belle chanson ! C'est pourquoi j'ai suggéré de l'envoyer. Nous l'avions enregistrée en anglais, mais ne l'avions pas encore publiée. Nous avons alors trouvé un parolier francophone à Bruxelles, Jo May (pseudonyme de Joseph Mayer - BT) - et après qu'il ait créé ces paroles en français, nous l'avons envoyée, sans vraiment croire qu'elle aboutirait un jour à quelque chose. À notre grande surprise, il a été retenu pour le tour préliminaire, qui a été diffusé dans des clips. Nous étions assis à la maison en train de la regarder et soudain, mon nom a été mentionné comme gagnant. J'étais abasourdi, car je ne m'attendais pas à ce qu'un jury professionnel wallon choisisse une chanson d'un chanteur néerlandophone. »

Interrogé à ce sujet, Jack Say - que Stella a d'ailleurs qualifié de « keilieve mens » et de « vrai Belge » - a expliqué comment on lui a finalement demandé de diriger 'Si tu aimes ma musique' à Harrogate. « Je pense qu'ils m'ont contacté par l'intermédiaire de Jo May, parce que je le connaissais très bien par l'intermédiaire de la SABAM, l'organisation des droits d'auteur des musiciens belges. Les auteurs avaient enregistré la chanson entièrement avec des instruments synthétiques et ils m'ont ensuite donné cette bande. J'ai développé les lignes de cordes de cet arrangement pour en faire une orchestration. À Harrogate, la quasi-totalité de la musique de notre candidature était sur une bande préenregistrée, ce qui était autorisé à l'époque. Seules les parties de cordes et de cuivres étaient jouées en direct par l'orchestre, ma tâche n'était donc pas très compliquée. »

« Il faut savoir que 1982 a été l'année de ma retraite. Cette année-là, j'ai vendu mon studio d'enregistrement à Bruxelles. Trois ans plus tard, je devais m'installer définitivement en Espagne avec ma femme, mais à l'époque de ce festival de la chanson, nous passions déjà une grande partie de l'année dans la maison que nous avions construite sur la Costa del Sol. Je n'étais plus très actif dans le domaine de la musique en Belgique, et le festival m'a donc surpris... une très bonne surprise, car les Anglais sont très doués pour organiser ce genre d'événements. Je me souvenais tout particulièrement de mon expérience à Londres en 1960 et de l'avance qu'ils avaient sur nous en termes de technologie du son. L'orchestre de Harrogate était également fantastique, bien sûr. D'une certaine manière, les musiciens anglais ont un meilleur sens de la musique pop que n'importe qui d'autre. »

Stella Maessen lors de sa prestation de 'Si tu aimes ma musique' à Harrogate

« Lors de ce festival à Harrogate, nous, les Belges, avons réussi un joli coup médiatique. Comme notre chanteuse s'appelait Stella, la marque de bière Stella a accepté de sponsoriser notre délégation. Avec leur argent, ils ont loué pendant une semaine un grand bistrot situé à quelques centaines de mètres de la salle de concert - un bel espace qui m'a rappelé le Spa d'avant-guerre. Il comprenait des salons de thé, par exemple. Des chefs belges avaient été envoyés pour servir des frites avec des côtelettes... et des waterzooi, tous ces plats typiquement belges. La salle entière a été transformée en un café belge chaleureux. Tout le monde était alors invité à venir y manger et y boire gratuitement aux frais de notre sponsor. Les journalistes anglais ont adoré ! J'ai l'impression que ce festival de la chanson a été le moment où la bière belge a été lancée au niveau international. Jusqu'alors, Stella existait en Belgique mais la marque était peu connue à l’étranger. Je ne pense pas non plus que cette brasserie ait déjà essayé de vendre sa bière à l'étranger. »

« D'un autre côté, nous avons également remarqué que les participants d'autres pays critiquaient le fait que nous ayons créé un café belge. Les gens étaient jaloux ! J'ai remarqué que le festival de la chanson avait changé par rapport aux premières années. Davantage de pays participaient et il y avait de la haine et de l'envie entre eux. Cela provoquait parfois du stress. Ce n'était pas tellement mon cas, car l'orchestre se débrouillait bien. Mon anglais était suffisamment bon pour expliquer aux musiciens de l'orchestre ce qu'ils devaient faire. Cela n'a posé aucun problème. »
 
À Harrogate, 'Si tu aimes ma musique' a terminé à la quatrième place avec 92 points du jury. « Stella a réalisé une excellente performance, » estime Jack Say. « Il n'était pas facile pour elle de chanter une chanson en français, une langue qu'elle ne maîtrisait pas. Jo May a pris beaucoup de temps pour travailler avec elle sur sa prononciation. Cela a bien fonctionné, puisqu'elle l'a chantée au festival de la chanson presque sans accent. La chanson elle-même n'est pas tant une bonne composition qu'une chanson populaire, une chanson à succès commercial qui convenait bien au festival de la chanson de l'époque. La Belgique a souvent été en retard sur les tendances du concours Eurovision de la chanson, mais là, nous avons enfin trouvé quelque chose de moderne et d'actuel. »

Enfin, lorsque nous demandons à Jack Say quel regard il porte sur sa participation au concours Eurovision de la Chanson, il répond : « Pour moi, le concours de la chanson a été à la fois amusant et important. En tant que chef d'orchestre, vous n'apparaissez peut-être que deux secondes à l'écran, mais votre nom est mentionné et cela vous confère un certain statut de célébrité. Comme au festival de Nordring, vous avez toujours été bien accueilli lors d'une telle diffusion de l'Eurovision. Il fallait travailler dur pendant les répétitions, mais c'était toujours un travail agréable à faire. »

À noter que le pass d'accréditation de Jack Say pour le festival d'Harrogate n'utilisait pas son nom de scène

AUTRES ARTISTES SUR JACK SAY 

Avec l'auteur-compositeur-interprète Jean Miret (nom de scène de Jean Libotte), Jack Say écrit plusieurs chansons, tout en collaborant au Grand Prix des Variétés de Radio Luxembourg. « Jacques était le chef d'orchestre de cette émission, tandis que j'assumais ce que l'on appellerait aujourd'hui le rôle de producteur exécutif. Je connais Jacques depuis les années 1940 et nous sommes restés amis depuis notre première rencontre. Le contact avec lui est toujours facile et agréable. Sa principale qualité est d'être authentique - qu'il dirige un grand concert, qu'il travaille avec vous sur un projet commun ou que vous le rencontriez dans une ambiance familiale, il reste toujours Jacques, toujours le même et presque trop modeste. Il parle peu de lui, alors qu'il pourrait en dire tant. Dans ses relations amicales et professionnelles, il est d'une incroyable loyauté. Cette complémentarité se retrouve dans nos produits communs, des chansons comme 'Chaque fois' pour Tohama et 'Du hast ja 'nen Piep', qui a été enregistrée par Annie Cordy. Je n'aurais pas pu imaginer un conseiller musical plus cher, et notre amitié s'est également révélée indestructible au fil des ans. » (2010) 

APERÇU DES PARTICIPATIONS À L'EUROVISION 

Pays  Belgique (A) 
Chanson  "Messieurs, les noyés de la Seine" 
Interprétation – Fud Leclerc 
Texte  Robert Montal (Robert Frickx) 
Composition  Jean Miret (Jean Libotte) / Jack Say 
Arrangement de studio  aucun 
Orchestration  Jack Say 
Chef d'orchestre  Léo Souris 
Score  inconnu


Pays  Belgique 
Chanson  "Ma petite chatte" 
Interprétation  Fud Leclerc 
Texte  André Dohet 
Composition – André Dohet 
Arrangement de studio  Willy Albimoor 
(Orchestre de studio dirigé par Willy Albimoor) 
Orchestration  Jack Say 
Chef d'orchestre  Dolf van der Linden (MD) 
Score – 5ème place (8 points) 


Pays – Belgique 
Chanson – "Mon amour pour toi" 
Performance  Fud Leclerc 
Paroles – Robert Montal (Robert Frickx) 
Composition – Jack Say 
Arrangement de studio – Jack Say 
Orchestration – Jack Say 
Chef d'orchestre – Henri Segers 
Score – 6ème place (9 points) 


Pays  Belgique 
Chanson  "Viens l'oublier" 
Interprétation  Jean Vallée 
Paroles  Jean Vallée 
Composition  Jean Vallée 
Arrangement de studio  Alain Goraguer 
Orchestration  Alain Goraguer 
Chef d'orchestre  Jack Say 
Score – 8ème place (5 points) 


Pays – Belgique 
Chanson – "Si tu aimes ma musique" 
Interprétation – Stella Maessen 
Texte – Rony Brack / Jo May 
Composition  Fred Bekky / Bob Baelemans "Bobott" 
Arrangement de studio  Fred Bekky / Luc Smets 
Orchestration  Jack Say 
Chef d'orchestre – Jack Say 
Score  4ème place (96 points)


SOURCES & LIENS
  • Bas Tukker a interviewé Jacques Ysaye (Jack Say) à Rhode-Saint-Genèse en février 2010
  • Une autobiographie inédite de Jacques Ysaye, "Le journal de ma vie", qu'il a distribuée à ses amis et connaissances à l'occasion de son 90e anniversaire en 2012 ; merci à Richard Franckx, le gendre d'Ysaye, d'avoir mis le manuscrit à disposition ; ainsi que de la documentation supplémentaire
  • Un très grand merci à Richard Franckx pour sa traduction française de cet article 
  • Une liste de lecture de la musique de Jack Say peut être écoutée sur ce lien YouTube
  • Merci à Herman van Veen, Jean Libotte (†), Euson, Rony Brack et Stella Maessen pour leurs commentaires complémentaires
  • Deux articles de Paul Klare dans 'De Tijd' : “Van Veen en de anderen”  (12 décembre 1970) & “Herman van Veens vijfde album maakt een pas op de plaats” (15 mai 1971)
  • Photos avec l'aimable autorisation de Jacques Ysaye (Jack Say), Richard Franckx et Ferry van der Zant

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